collection

— Rupture

16 € / 20.8 CHF

28 novembre 2013

130x200 cm

3e tirage

ISBN 978-2-940426-27-0

ISSN 1662-3231

Revue de presse + Lire

Presse écrite

—  Trois Couleurs, n° 117, hiver 2013-14 par Juliette Reitzer, Éditeur MK2 Agency
—  Positif, par Michel Ciment, Éditeur Actes Sud
—  Le Monde, supplément culture et idées, 16 janvier 2014, par Anne Chemin
—  Jeune Afrique, 19 janvier 2014, par Tshitenge Lubabu
—  Télérama, 22 janvier 2014, par Frédéric Strauss - 20 minutes, 22 janvier 2014, par Caroline Vié
—  Tribune de Genève, 22 janvier 2014, par Marianne Grosjean
—  Le Figaro, 22 janvier 2014, par Mohammed Aïssaoui
—  La Voix de l’Oranie, 23 janvier 2014 - L’Hebdo, 23 janvier 2014,
par Stéphane Gobbo, Éditeur Ringier
—  Le Courrier, 25 janvier 2014, par Philippe Bach - Le Devoir, 1 février 2014, par Odile Tremblay
—  Books Magazine, 27 février 2014.

Radio

—  La Grande Table, par Caroline Broue, diffusion le 21 janvier 2014, France Culture
—  Projection privée, par Michel Ciment, diffusion le 25 janvier 2014, France Culture
—  Plus on est de fous, plus on lit !, par Biz, diffusion le 27 janvier 2014, Radio-Canada
—  La Fabrique de l’Histoire, table-ronde avec E. Laurentin, A. Farge, F. D’Almeida, P. Ory et S. Liatard, diffusion 7 février 2014, France Culture
—  La marche de l’histoire, par Jean Lebrun, diffusion le 12 février 2014, France inter

Télévision

—  La Culture est dans la rue, par Guy Registe, entretien avec Matthieu Renault, diffusion le 30 janvier 2014, Telesud
—  Infô Soir, diffusion le 22 janvier 2014, France Ô
—  Grand Public, par Sophie Pagès, diffusion le 11 janvier 2014, France 2
—  Rencontres de cinéma, par Laurent Weil diffusion le 19 janvier 2014, Canal+

Internet

—  Jeuneafrique.com, par Laura Fortes, 13 janvier 2014
—  20minutes.fr, 9 janvier 2014

Douze ans d’esclavage

Solomon Northup

12 Years a Slave

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Bonnet et Christine Lamotte

Introduction et postface de Matthieu Renault + Lire

Le récit du nou­veau film de Streve McQueen 12 Years a Slave sortie en France le 22 ­jan­vier 2014 dans plus de 600 salles.

Ce livre raconte l’his­toire de Solomon Northup, un menui­sier et vio­lo­niste noir du Nord. Homme libre, il est enlevé une nuit alors qu’il voyage loin de chez lui pour être vendu comme esclave. Pendant douze ans, il vit « l’ins­ti­tu­tion par­ti­cu­lière » de près : tra­vail forcé de l’aube jusqu’au cré­pus­cule et des coups de fouet sans cesse. Quand il retrouve enfin son statut d’homme libre, il s’attèle à décrire minu­tieu­se­ment ce qu’il a vécu et ce livre en est le résul­tat. Malgré son cal­vaire, il réus­sit à décrire l’économie du Sud avec un œil de socio­lo­gue, une économie agraire qui comble son manque de pro­duc­ti­vité et son retard en matière d’indus­tria­li­sa­tion avec cette main d’œuvre par­ti­cu­liè­re­ment peu coû­teuse que sont les escla­ves. Ce récit, qui choque par sa cruauté, est également à la base du film de Steve McQueen prévu pour l’automne 2013.

Solomon Northup (né en juillet 1808, mort entre 1864 et 1875) est un afro-amé­ri­cain né libre à Saratoga Springs, New York, qui fut enlevé pen­dant un voyage à Washington et mis en escla­vage. Après sa libé­ra­tion, il s’enga­gea dans les mou­ve­ments abo­li­tion­nis­tes et dans le chemin de fer clan­des­tin.

Postface

Dire-vrai sur l’esclavage : un autre point de vue

« Pensez-y : pen­dant trente ans un homme, avec tous les espoirs, les peurs et les aspi­ra­tions d’un homme – avec une femme et des enfants pour l’appe­ler par les doux noms de mari et de père – avec une maison, aussi humble soit-elle, mais tout de même une maison… puis pen­dant douze ans une chose, un bien mobi­lier, classé parmi les mules et les che­vaux… Oh ! C’est affreux. Cela glace le sang de penser que de telles choses exis­tent »1. Ces mots sont ceux de Frederick Douglass qui non seu­le­ment est l’auteur de ce qui demeure jusqu’à aujourd’hui le plus célè­bre des récits d’escla­ves, mais qui était aussi une figure majeure du mou­ve­ment abo­li­tion­niste amé­ri­cain. Dans cet arti­cle paru en août 1853 dans The Liberator, juste après la publi­ca­tion de Douze ans d’escla­vage, Douglass témoi­gne du sen­ti­ment d’effa­re­ment qui ne peut man­quer de saisir le lec­teur de ce récit d’un homme qui, de son aveu même, est « né libre, dans un État libre », a été « enlevé et vendu comme esclave, avant d’être heu­reu­se­ment libéré au mois de jan­vier 1853 » (p. 11).

« C’est une his­toire étrange », dit encore Douglass « sa vérité est plus étrange que la fic­tion »2. Ce n’est pas là une réflexion lit­té­raire de cir­cons­tance car Douglass n’était pas sans igno­rer que la nature excep­tion­nelle du récit de Northup ris­quait d’éveiller des sus­pi­cions quant à son authen­ti­cité ; ou, plus pré­ci­sé­ment, d’éveiller plus de sus­pi­cions encore que les récits d’esclave qui l’avaient pré­cédé. En effet, l’épineuse ques­tion de l’authen­ti­cité du dis­cours des (ex-) es­cla­ves était deve­nue un lieu commun des débats et contro­ver­ses entou­rant la ques­tion de l’abo­li­tion de l’escla­vage, d’où les efforts déployés par les adver­sai­res du sys­tème escla­va­giste pour défen­dre la véra­cité de ces récits. Il suffit de se repor­ter à la presse abo­li­tion­niste de l’époque pour s’en convain­cre. Voici quel­ques exem­ples pro­ve­nant de dif­fé­rents jour­naux et por­tant sur dif­fé­rents récits : « Nous avons connu per­son­nel­le­ment Douglass et Henson et, sans parler de l’évidence interne de vérité que leurs his­toi­res offrent, nous avons toutes les rai­sons de leur faire confiance comme à des hommes de vérité » ; « Nous n’entre­te­nons aucun doute à l’égard de l’authen­ti­cité géné­rale de cette très intel­li­gente et inté­res­sante his­toire d’un Africain » (Olaudah Equiano) ; « Une seule chose est si frap­pan­te : que son étrangeté, son impro­ba­bi­lité […] déter­mine la vérité de l’his­toire. […] Je main­tiens qu’aucun homme n’aurait pu inven­ter cette his­toire ; […] Le récit de James Williams est donc irré­cu­sa­ble­ment vrai »3.

Qu’en est-il du récit de Northup ? Son écrivain-éditeur, David Wilson, écrit dans sa pré­face à la pre­mière édition de l’ouvra­ge : « Que [Northup] ait adhéré stric­te­ment à la vérité, l’éditeur, au moins, qui a eu l’oppor­tu­nité de détec­ter n’importe quelle contra­dic­tion ou diver­gence, en est convaincu »4. Northup l’affirme lui-même au cours du récit : « Je peux désor­mais parler des maux que j’ai souf­ferts […] et je n’ai d’autre désir, en le fai­sant, que de m’en tenir à la stricte vérité » (p. 136). Relatant le procès qui l’oppose, à Washington, à Burch et ses com­pli­ces, Northup déclare « abso­lu­ment men­son­gère » toute autre ver­sion que la sienne, lui « qui [sait] la vérité » (p. 248). Il rap­pelle enfin, dans les der­niè­res lignes de son récit, que l’his­toire qu’il a confiée « n’est ni un roman, ni une inven­tion » (p. 249). De fait, l’authen­ti­cité his­to­ri­que du docu­ment de Northup ne sera jamais réel­le­ment remise en cause et la plu­part des évènements rela­tés seront défi­ni­ti­ve­ment cor­ro­bo­rés.

Est-ce à dire que cette reven­di­ca­tion de vérité ait pour seule fonc­tion (rhé­to­ri­que) de prou­ver la vérité du dis­cours contre ses poten­tiels objec­teurs, une fonc­tion (défen­sive) de légi­ti­ma­tion iden­ti­fiant véri­dic­tion et véri­fi­ca­tion ? Non, car ce dire-vrai sur l’escla­vage est aussi, pour celui qui a été sommé de se voir à tra­vers les yeux de son maître et de se taire au pre­mier son de sa voix, un dire-vrai sur soi. Il est, pour celui qui a été ravalé au rang des objets, l’amorce d’un pro­ces­sus de sub­jec­ti­va­tion. La pra­ti­que auto­bio­gra­phi­que de l’esclave relève en ce sens de l’aveu. Dans ses confé­ren­ces de 1981 à l’Université de Louvain, Michel Foucault défi­nit cette « tech­no­lo­gie du sujet » qu’est l’aveu de la manière sui­van­te : « l’aveu est un acte verbal par lequel le sujet, dans une affir­ma­tion sur ce qu’il est, se lie à cette vérité, se place dans un rap­port de dépen­dance à l’égard d’autrui et modi­fie en même temps le rap­port qu’il a à lui-même »5. Cette défi­ni­tion doit néan­moins être alté­rée, et peut-être même ren­ver­sée, si l’on désire rendre compte de l’aveu de Northup comme de celui des autres escla­ves qui ont narré leur his­toire ; car leurs aveux ont pré­ci­sé­ment pour fonc­tion d’ins­tau­rer un rap­port d’indé­pen­dance à l’égard d’autrui sous la figure du maître6. De ce point de vue, l’aveu de l’esclave est une pra­ti­que de libé­ra­tion, plutôt que de liberté, pour rejouer une oppo­si­tion fou­cal­dienne – une libé­ra­tion qui pro­longe, et peut-être achève, la sortie des fers de l’escla­vage. C’est pour­quoi les fonc­tions poli­ti­ques (abo­li­tion­nis­tes) et les fonc­tions sub­jec­ti­ves du récit de Northup sont insé­pa­ra­bles.

La condi­tion de pos­si­bi­lité de ce nexus de l’indi­vi­duel et du col­lec­tif, c’est l’affir­ma­tion d’un point de vue propre de l’(ex-) es­clave sur l’escla­vage. Citons à nou­veau Douglass : l’homme libre « ne peut pas voir les choses sous le même angle que l’esclave, puisqu’il ne regarde pas, et ne peut pas le faire, depuis le même point que l’esclave »7. Ce que nous appe­lons aujourd’hui une « théo­rie du point de vue » est déjà ici en germe. Qu’on ne lise que ces quel­ques lignes d’un arti­cle du Christian Examiner publié en 1849 : « Nous avons tou­jours été fami­lier avec l’escla­vage vu du côté du maître. Ces récits mon­trent à quoi il res­sem­ble vu du côté de l’esclave. Ils contien­nent le récit de la vic­time sur le fonc­tion­ne­ment de cette grande ins­ti­tu­tion »8. Northup quant à lui, tout en se sachant faire partie « d’une race avilie et tyran­ni­sée, dont l’humble voix peut bien ne pas être enten­due de l’oppres­seur » (p. 247), n’en appelle pas moins tous ceux qui osent dis­ser­ter sur « les plai­sirs de la vie d’esclave » à appren­dre à « connaî­tre l’âme des pauvre escla­ves ; à péné­trer leurs pen­sées secrè­tes – celles qu’ils n’ose­raient jamais expri­mer à l’oreille d’un Blanc » (p. 154). Relater l’expé­rience de l’escla­vage, c’est pour Northup dire tout haut ce que les autres (escla­ves) pen­sent tout bas.

Exprimer le point de vue de l’esclave, c’est donc rendre compte d’une expé­rience vécue qui, aussi sub­jec­tive et intime soit-elle, n’en est pas moins, dans les États escla­va­gis­tes, par­ta­gée par toute une « race ». Ce vécu est d’abord celui d’un corps exposé à de ter­ri­bles souf­fran­ces dont le sym­bole même (très concret) est l’épreuve de la fla­gel­la­tion : « Je crus bien mourir sous les coups de cette infecte brute. […] J’avais le corps en feu. Seuls les tour­ments de l’enfer pour­raient donner une idée exacte de ce que j’endu­rais » (p. 30). Dans le champ de coton, l’usage du fouet est quo­ti­dien, c’est la norme : « Une fois finie la pesée, arrive l’heure de la fouet­tée » (p. 125). De vic­time, il est par­fois exigé de l’esclave qu’il devienne le bour­reau de ses com­pa­gnons de misère et lorsqu’il se rétracte, le maître prend le relais avec d’autant plus de vio­len­ce : Patsey « était hor­ri­ble­ment lacé­rée […] Le fouet était trempé de sang, qui cou­lait le long de ses flancs et tom­bait goutte à goutte sur le sol. À la fin elle cessa de se débat­tre. Sa tête retomba inerte. […] Lorsque le fouet lui arra­chait de petits mor­ceaux de chair, elle ne se cris­pait plus, ni ne se rai­dis­sait. Je pen­sais qu’elle allait mourir ! » (p. 198).

Northup ne cesse par ailleurs de mon­trer que la vie en escla­vage est une vie à proxi­mité de la mort, une mort dans la vie, ou encore, pour repren­dre les mots d’Orlando Patterson, une « mort sociale »9. C’est une « vie » à laquelle la mort serait pré­fé­ra­ble : « Il m’est arrivé bien sou­vent dans ma vie d’infor­tune de songer avec joie à la mort comme à la fin de mes souf­fran­ces ter­res­tres, à la tombe comme au repos de mon âme » (p. 99). C’est pour­quoi la mort char­nelle peut s’offrir comme une véri­ta­ble libé­ra­tion : « Un soir, quand les ouvriers ren­trè­rent du champ, ils trou­vè­rent [Eliza] morte ! […] Elle était enfin libre » (p. 120). En escla­vage, la seule liberté est une liberté dans la mort. Cependant, pour Northup, chez lequel la ques­tion du sui­cide des escla­ves est absente, l’esclave ne sau­rait choi­sir la mort, sa mort. Or, nombre d’escla­ves avaient bel et bien fait ce choix – sans tou­jours pou­voir le mettre à exé­cu­tion. Olaudah Equiano écrit ainsi à propos de son trans­fert sur le bateau négrier : « Nous fîmes le projet de brûler le vais­seau et de périr tous ensem­ble »10. Néanmoins, comme le fait remar­quer Grégoire Chamayou, quand bien même cette révolte signe­rait la des­truc­tion du maître, elle n’en res­te­rait pas moins « sans issue » : cette liberté dans le sui­cide, fût-il héroï­que, demeure une liberté abs­traite ; elle ne sau­rait per­met­tre de vivre une vie libre, sans comp­ter que ce « choix » entre la vie dans l’escla­vage et la liberté dans la mort n’était de fait d’autre que la seule alter­na­tive ouverte par le maître lui-même, une expres­sion de sa domi­na­tion : « Et tant que, pour les escla­ves, la seule façon d’être libres étaient d’être morts, les affai­res pou­vaient aller bon train »11.

Résister

Ce que démon­tre Northup, c’est que sans cesser d’être une pure vic­time de l’escla­vage, l’objet de son maître, l’esclave ne consent pour­tant jamais tota­le­ment à sa propre ser­vi­tude. Dans sa magis­trale étude sur l’escla­vage, Patterson sou­li­gne à quel point est super­fi­ciel l’argu­ment selon lequel l’esclave inté­rio­rise entiè­re­ment l’image dégra­dée de lui-même que lui ren­voie le maître, sa dégra­da­tion per­son­nelle s’iden­ti­fiant alors à sa dégra­da­tion maté­riel­le : « c’est pres­que l’opposé qui est vrai »12. Chez Northup lui-même, ce refus passe par la mise en œuvre de toute une série de méca­nis­mes de défense, de « peti­tes » résis­tan­ces.

La pre­mière d’entre elles, la plus cons­tante également, repose sur une reven­di­ca­tion de liberté jamais démen­tie : « Je sou­pi­rais après ma liberté » (p. 93). Jamais l’auteur n’oublie-t-il le « pays de la liberté », le « sol de l’État libre dans lequel [il] est né » (p. 136), cet ailleurs hors de l’espace et du temps de l’escla­vage, cette hété­ro­to­pie où il n’y a « ni escla­ves, ni maî­tres »13. Ce lieu n’est pas seu­le­ment un espace géo­gra­phi­que, c’est aussi un prin­cipe, une idée : c’est l’idée même des États-Unis telle qu’elle s’incarne dans la Déclaration d’indé­pen­dance du 4 juillet 1776 que Northup cite : « Nous regar­dons comme des véri­tés évidentes en elles-mêmes que tous les hommes ont été créés égaux, qu’ils ont reçu de leur créa­teur cer­tains droits ina­lié­na­bles : qu’au nombre de ces droits sont la vie, la liberté, la recher­che du bon­heur » (p. 28). Placer ces mots en regard de l’expé­rience de l’esclave, c’est révé­ler la fon­da­men­tale ini­quité du sys­tème escla­va­giste. Au-delà de sa situa­tion per­son­nelle d’homme né libre, Northup affirme que l’opi­nion selon laquelle « l’esclave ne conçoit pas l’idée de la liberté, qu’il ne com­prend même pas ce que ce mot veut dire », est pure­ment et sim­ple­ment fausse. Même là où l’escla­vage est le plus cruel, « le plus igno­rant des escla­ves », mesu­rant sa condi­tion à celle de son maître, connaît par­fai­te­ment la signi­fi­ca­tion du mot « liberté » (p. 200). Les escla­ves nour­ris­sent « pres­que tous un désir de liberté » (p. 15). Presque tous, quatre vingt dix-neuf pour cent se risque-t-il à dire, « sont suf­fi­sam­ment intel­li­gents pour se rendre compte de leur situa­tion et chérir dans leur cœur, aussi pas­sion­né­ment que [les Blancs], la liberté » (p. 155).

La ques­tion qui tra­verse le récit de Northup est en somme la sui­van­te : Que faire de la liberté ? Que faire pour qu’elle ne s’évanouisse pas, lais­sant les ténè­bres de l’escla­vage éteindre toute lueur d’espoir ? Cette liberté, pense Northup au len­de­main de son enlè­ve­ment, il faut l’expri­mer, la dire et la redi­re : « J’affir­mai bien haut, que j’étais un homme libre, un citoyen de Saratoga, où j’avais femme et enfants, libres également, et que je me nom­mais Northup. » (p. 29) Que cette décla­ra­tion, faite dans la geôle de Burch à Washington, vaille à son auteur une vio­lente cor­rec­tion, il s’en moque et ne rompt pas : « Quand il eut le bras fati­gué, il s’arrêta et me demanda si je main­te­nais tou­jours que j’étais un homme libre. Je le répé­tai avec force, et les coups redou­blè­rent. […] Ses coup bru­taux ne par­vin­rent pas à me faire avouer que j’étais un esclave. » (p. 30) Au faux aveu qu’on le somme de pro­fé­rer, Northup oppose le vrai aveu de sa propre liberté.

Il s’aper­çoit néan­moins rapi­de­ment que cet aveu ne lui apporte que des ennuis, que cette vérité ne fait que déclen­cher la colère des escla­va­gis­tes tels Burch : « Si jamais je t’entends dire un seul mot sur New York ou sur ta liberté, ce sera ta mort. Je te tuerai, tu peux me croire. » (p. 41) Northup va alors suivre le conseil que lui avait donné un autre esclave de « ne plus parler à l’avenir de ma liberté, car […] cela ne pour­rait finir que par de nou­veaux coups de fouet » (p. 33). Il com­prend qu’il lui faut « cacher l’his­toire de [sa] vie » (p. 212) car ce serait « une folie de [sa] part que de pro­cla­mer [son] droit à la liberté » (p. 212). Il ne dira désor­mais plus rien de sa « véri­ta­ble iden­tité » (p. 64). Il ne s’agit en rien d’oublier la liberté, mais bien plutôt de la rete­nir en soi, de conte­nir toute expres­sion, de la rendre muette, de la dis­si­mu­ler : « Je déci­dai donc d’enfer­mer ce secret dans mon cœur et de ne jamais arti­cu­ler une syl­labe à ce propos. » (p. 65) La liberté n’en devient pas pour autant silen­cieuse, elle se dit bel et bien encore, mais elle ne se dit plus qu’inté­rieu­re­ment, comme un aveu à soi-même, dans lequel le sujet est à la fois celui qui avoue et celui à qui il avoue ; un aveu qui est déjà un acte de résis­tance, fût-il encore du seul ordre de la pré­ser­va­tion-conser­va­tion de soi14.

Que la vérité ne puisse plus être dite que dans le for inté­rieur de l’esclave signi­fie également que les rela­tions au maître ne peu­vent qu’être tra­ver­sées par le men­songe. Dans la société des maî­tres règne l’axiome selon lequel « le nègre est un men­teur » : « Jurant et blas­phé­mant, il me traita de sale men­teur de nègre. » (p. 29) De la vérité, le maître se moque pour­tant éperdument ; elle ne l’inté­resse qu’à partir du moment où elle s’iden­ti­fie à son désir de puis­sance, se conver­tit en ins­tru­ment de domi­na­tion. C’est pour­quoi « il ne fait pas bon contre­dire un maître, même au nom de la vérité »15. Dans ce contexte, vérité et men­songe ne sont plus rien d’autre pour l’esclave que des réflexes de survie.

Si le maître ne se trompe donc pas tou­jours lorsqu’il affirme que l’esclave est un men­teur, il n’en demeure pas moins tout à fait igno­rant des causes véri­ta­bles de ce men­songe tout aussi bien que de ses occa­sions.

Il y a bel et bien chez l’esclave un cer­tain « retour­ne­ment du stig­mate », ce que l’on pour­rait appe­ler une tech­ni­que du men­songe, du dire-faux ou encore du désa­veu ainsi qu’en témoi­gne mieux que toute autre la scène qui fait suite à la déla­tion de Northup par Amsby auquel il avait demandé s’il accep­te­rait de poster une lettre pour lui. Comment Northup par­vient-il à se tirer de cette sale affaire ? Lorsque son maître, Epps, l’inter­roge, il feint tout d’abord « l’igno­rance et la sur­prise », niant avoir pré­senté une quel­conque requête à Amsby. Puis il affir­me : « Ce que j’en dis, Maître ? Qu’il n’y a pas un mot de vrai. […] Vous savez que je vous ai tou­jours dit la vérité. » (p. 178) Et pour finir, il passe à l’offen­sive en arguant qu’Amsby a pro­ba­ble­ment ima­giné que son « men­songe » l’aide­rait à obte­nir le poste d’inten­dant qu’il convoi­te : « C’est un sale men­teur, Maître, vous pouvez en être sûr. » Northup a convaincu Epps, lequel s’exclame alors : « Sacré, Amsby ! Nous le ferons dévo­rer par les chiens. » (p. 178) Si malgré son énormité, l’on peut avoir le sen­ti­ment que le men­songe de Northup n’en est pas vrai­ment un, c’est parce qu’en un cer­tain sens son auteur dit vrai dans le faux : puis­que la vérité à laquelle s’oppose ce men­songe est la fausse vérité de l’escla­vage, alors ce men­songe sera un men­songe vrai. C’est que le sys­tème escla­va­giste en tant que tel est fondé sur le men­songe, ainsi que l’affirme sans détour Bass que « la loi dit que vous avez le droit d’avoir un nègre ; mais, j’en demande pardon à la loi, elle ment. Oui, Epps, même si la loi dit cela, c’est un men­songe, et il n’y a pas un poil de vérité » (p. 205).

Ces tech­ni­ques du men­songe s’intè­grent à toute une gamme d’arts de la dis­si­mu­la­tion, les­quels, en situa­tion de domi­na­tion et dans les termes de James C. Scott, sont également des « arts de la résis­tance »16. Il n’est pour­tant jamais ques­tion chez Northup de célé­brer l’inven­ti­vité et le pou­voir cri­ti­que de la dis­si­mu­la­tion en tant que telle, car celle-ci ne relève sou­vent que de l’auto­ma­tisme, d’un quasi-habi­tus ; en ce sens, il y a déjà dis­si­mu­la­tion lors­que l’esclave adopte face au maître « l’atti­tude et le lan­gage d’un esclave » (p. 136). Si la dis­si­mu­la­tion peut neu­tra­li­ser pour un ins­tant les rap­ports de force, elle ne sau­rait les trans­for­mer et ne fait donc que pré­pa­rer leur repro­duc­tion et donc sa propre répé­ti­tion : c’est une méthode de survie. Elle est néan­moins sus­cep­ti­ble de se faire plus sub­ver­sive, d’autant plus lorsqu’elle se fait col­lec­tive et par­ti­cipe d’une mise en scène à plu­sieurs per­met­tant de trom­per le maître. Citons ce long pas­sage qui en est un par­fait exem­ple : « Durant les huit années où je servis comme sur­veillant, j’appris à manier le fouet avec une habi­leté et une pré­ci­sion extra­or­di­nai­res, au point d’expé­dier les laniè­res, à un poil près, sur le dos, les oreilles et le nez, sans tou­te­fois les tou­cher. Lorsqu’Epps nous obser­vait à dis­tance, ou que nous avions des rai­sons de penser qu’il se cachait dans les envi­rons, je me met­tais à faire cla­quer mon fouet, sur quoi, au terme, d’un accord passé entre nous, chacun se met­tait à se tordre et à pous­ser des cris per­çants, comme s’il était à l’agonie, bien que per­sonne n’eût reçu la moin­dre égratignure. » (p. 172) La dis­si­mu­la­tion ne peut aller sans simu­la­tion. Les arts de la dis­si­mu­la­tion sont des arts du masque… un masque que le maître confond avec la peau de son esclave.

Si Northup résiste, c’est aussi parce qu’il ne perd jamais de vue la pos­si­bi­lité d’une évasion. Il le répète tout au long du récit : « J’élaborais des dizai­nes de pro­jets d’évasion » (p. 38) ; « Je ne ces­sais de réflé­chir à ma situa­tion et aux moyens de tenter une ultime évasion » (p. 64) ; « J’ai appar­tenu dix ans à Epps, et pen­dant ces dix ans il ne s’est pas passé un jour sans que j’aie cher­ché un moyen de m’échapper » (p. 184) ; « Pendant douze ans je n’ai pensé qu’à la manière dont je pour­rais m’échapper » (p. 212). Ne fus­sent-ils fina­le­ment que des songes creux, des chi­mè­res ou des fan­tas­mes, à mille lieues de toute pers­pec­tive de réa­li­sa­tion concrète, ces pro­jets d’évasion n’en nour­ris­saient pas moins un indis­pen­sa­ble ima­gi­naire de la libé­ra­tion. Le rêve de libé­ra­tion de l’esclave prend enfin la forme de l’insur­rec­tion… et ici, le pas­sage à l’acte est sou­vent beau­coup plus proche que ne pou­vait ou ne vou­lait le soup­çon­ner le maître, comme en témoi­gne le « com­plot » ima­giné par Northup, Arthur et Robert sur le bateau qui les mène en Louisiane (pp. 46-49).

Ce que révèle cette « affaire », c’est qu’il existe toute une his­toire sou­ter­raine de l’escla­vage, une his­toire des résis­tan­ces « invi­si­bles » ; un « texte caché » dans les termes de Scott, ignoré de l’his­toire offi­cielle. Cette autre his­toire est tota­le­ment absente des archi­ves du maître comme le dit déjà Northup : « Si [le capi­taine] vit encore et que son regard tombe sur ces pages, il y trou­vera, sur le voyage du brick, de Richmond à La Nouvelle-Orléans en 1841, la rela­tion d’un fait qui ne figure pas dans son jour­nal de bord. » (p. 49) Il y a enfin une his­toire des insur­rec­tions déjouées, décou­ver­tes avant même leur com­men­ce­ment, comme celle pré­pa­rée par Lew Cheney (pp. 164-165). Si de tels évènements n’échappent quant à eux pas au regard, au juge­ment et à la puni­tion des Blancs, le point de vue (inté­rieur) de l’esclave n’en reste pas moins irré­duc­ti­ble au point de vue (exté­rieur) du maître. De part et d’autre, les his­toi­res ne sont pas les mêmes ; leurs per­son­na­ges, la signi­fi­ca­tion et la valeur attri­buée à leurs actes, la mémoire des faits, tout chan­ge : « Il est pro­ba­ble que les jour­naux de l’époque en par­lè­rent ; ce que j’en sais pro­vient uni­que­ment du témoi­gnage de ceux qui habi­taient les lieux. On en parle encore dans toutes les caba­nes du bayou, et cet évènement d’un inté­rêt indé­fec­ti­ble, par­vien­dra aux géné­ra­tions futu­res comme l’un des plus mar­quants de leur his­toire. » (p. 189)

Lutter

La libé­ra­tion de l’esclave ne devra-t-elle pas alors passer par une lutte, un corps-à-corps avec le maître ? Il n’est pas rare, sou­li­gne Northup, que l’esclave, « acculé à des actes incontrô­lés, [aille] jusqu’à se retour­ner contre le maître » (p. 169). L’auto­bio­gra­phie de Frederick Douglass en avait donné un exem­ple sai­sis­sant à tra­vers la scène capi­tale du combat contre Covey, le « bri­seur de nègres », auquel Douglass avait été loué par son maître, Auld : « Je réso­lus de me battre ; et pas­sant à l’action, je saisis Covey à la gorge et me rele­vai. Il s’accro­chait à moi et moi à lui. Ma résis­tance était tel­le­ment inat­ten­due qu’il était pris de court. Il trem­blait comme une feuille. Cela me donna de l’assu­rance et je pris le dessus, fai­sant couler le sang là où mes doigts le ser­raient. »17 Jamais plus après ce combat, Covey ne pren­dra l’ini­tia­tive de fouet­ter Douglass. Ce der­nier dévoile alors la signi­fi­ca­tion fon­da­men­tale de cette lutte : « Ce combat avec M. Covey fut le tour­nant de ma car­rière d’esclave. Il ranima les der­niè­res brai­ses mou­ran­tes de liberté et raviva le sen­ti­ment de ma dignité d’homme. Il me rendit confiance en moi et m’ins­pira de nou­veau la déter­mi­na­tion d’être libre. »18

Cet épisode s’offre, ainsi que l’a sou­li­gné Paul Gilroy, comme une alter­na­tive à l’ana­lyse hégé­lienne de la maî­trise et de la ser­vi­tude, comme son inver­sion ; car tandis que dans la Phénoménologie de Hegel, la lutte (des égaux) est ce qui crée les figu­res du maître et de l’esclave et donc le rap­port (inégal) de domi­na­tion qui les atta­che l’un à l’autre, chez Douglass, la lutte est ce qui défait le rap­port des iné­gaux, et donc ses pro­ta­go­nis­tes eux-mêmes. Le « méta­ré­cit hégé­lien du pou­voir » est tra­duit en un « méta­ré­cit de l’émancipation »19. Or, ce ren­ver­se­ment est aussi un bou­le­ver­se­ment du rap­port de l’esclave à la vie et à la mort20. Chez Hegel, le maître est celui qui, mépri­sant la mort, lui a pré­féré la liberté de la cons­cience ; l’esclave est celui qui, ayant refusé de ris­quer sa vie jusqu’au bout, s’est fait cons­cience ser­vile. Il en va tout autre­ment chez Douglass comme l’expli­que Gilroy : « Pour [Douglass], l’esclave pré­fère l’éventualité de la mort à la per­pé­tua­tion de la condi­tion inhu­maine sur laquelle repose l’escla­vage de la plan­ta­tion. »21 Au terme du récit de son combat contre Covey, Douglass peut donc écrire : « Ce triom­phe me pro­cura un plai­sir qui com­pen­sait plei­ne­ment tout ce qui pour­rait suivre, jusqu’à la mort elle-même. […] Je n’hési­tai pas à faire savoir que l’homme blanc qui vou­drait réus­sir à me fouet­ter devrait aussi réus­sir à me tuer. »22 Cette lutte de l’esclave et du maître, conclut Chamayou, ouvre de nou­veaux pos­si­bles : non plus la liberté dans la mort, mais « la libé­ra­tion dans la vie par la média­tion d’une confron­ta­tion au danger de mort ». Cependant, rien n’assure a priori que l’issue de la lutte, fût-elle « rem­por­tée » par l’esclave, soit la réconci­lia­tion effec­tive de la vie et de la liberté23. L’exem­ple de Northup va en témoi­gner.

Que l’esclave soit prêt à ris­quer sa vie pour reconqué­rir sa liberté, Northup l’affirme très expli­ci­te­ment lorsqu’il évoque le com­plot ima­giné par lui et ses com­pa­gnons sur le voi­lier qui les conduit à la Nouvelle-Orléans : « Arthur disait, et j’étais d’accord avec lui, que la mort était beau­coup moins redou­ta­ble que la vie que nous allions mener » (p. 47) ; « nous étions bien déci­dés […] à rega­gner notre liberté ou à perdre la vie » (p. 49). Il est alors légi­time de sup­po­ser que c’est ce même sen­ti­ment et cette même déter­mi­na­tion qui vont animer Northup lors de ses deux « bagar­res » avec son maître Tibeats, des com­bats dont la proxi­mité avec la lutte de Douglass contre Covey est sai­sis­san­te : « Il était tota­le­ment en mon pou­voir. Je sen­tais tout son sang affluer. […] Dans ma fré­né­sie, je m’empa­rai de son fouet. Il se débat­tit de toutes ses forces, jura que je ne rever­rais pas le soleil se lever et qu’il m’arra­che­rait le cœur. Mais ni ses efforts, ni ses mena­ces ne lui ser­vaient de rien. Je ne sau­rais dire com­bien de temps nous res­tâ­mes à lutter » (p. 82).
Le choix de la lutte à mort est néan­moins beau­coup moins déli­béré chez Northup qu’il ne l’était chez Douglass. Si Northup va jusqu’au bout, c’est parce que la situa­tion elle-même est deve­nue « une ques­tion de vie ou de mort » (p. 88). Autrement dit, la lutte est le seul « choix » qui lui est laissé s’il veut ne pas perdre la vie ; c’est la seule alter­na­tive lors­que se révèle l’immi­nence d’une mort char­nelle… au-delà de la mort sociale. Si Northup affirme qu’il a sou­vent songé à la mort comme à une libé­ra­tion, la lutte le rap­pelle pour ainsi dire à la vie : « lors­que sonne l’heure du danger, de telles pen­sées s’évanouissent. Aucun homme, en pleine pos­ses­sion de ses moyens, ne peut rester impas­si­ble face à la « reine de l’épouvante » : « Toute créa­ture tient à la vie ; […]. Et moi, à cet ins­tant précis, je tenais à la mienne, aussi asservi et mal­traité que j’étais. » (p. 99) La ter­reur de la mort, ce « maître absolu » selon les mots de Hegel, dépasse alors la ter­reur de l’escla­vage. Il y a, même au fond des ténè­bres de l’escla­vage, quel­que chose qui résiste à la mort ; et ce quel­que chose, c’est la vie elle-même, fût-elle une vie dévi­ta­li­sée, une mort dans la vie.

Dans et par la lutte, l’esclave Northup prouve qu’il pré­fère la (sur)vie à la mort. On est très loin du mou­ve­ment de libé­ra­tion décrit par Douglass. On en est d’autant plus loin que pour Northup, cette lutte est sans issue, sans autre issue que sa propre mort. Son pre­mier combat contre Tibeats est ainsi la source d’une pro­fonde afflic­tion, d’une atroce angois­se : « Une dou­leur inex­pri­ma­ble me sub­mer­gea » (p. 83) ; c’est qu’il sait que rien d’autre ne l’attend après cette lutte que la poten­ce : « Cette fois, j’allais devoir affron­ter les affres de la mort » (p. 84)… il n’y échappera que de peu. Son deuxième combat ne change pas la donne car qu’il donne la mort ou qu’il laisse la vie au maître – telle est à pré­sent l’alter­na­tive qui s’ouvre à lui – la consé­quence sera la même, à savoir sa propre mort : « J’avais peur de l’assas­si­ner et peur de le lais­ser vivre. Si je le tuais, il me fau­drait payer ce crime de ma vie ; mais s’il vivait, il ne lui fau­drait pas moins que ma vie pour satis­faire ses désirs de ven­geance » (p. 100). Pour Northup, la lutte à mort contre le maître est par défi­ni­tion une impasse ; elle ne promet aucune libé­ra­tion, ni au pré­sent, ni dans le futur.

Le second combat de Northup fait néan­moins naître chez lui une réso­lu­tion, à défaut d’une véri­ta­ble solu­tion : « À tout pren­dre, mieux valait errer à tra­vers les marais, deve­nir un fugi­tif et un vaga­bond à la sur­face de la terre, que conti­nuer la vie que je menais » (p. 100). À la dia­lec­ti­que du maître et de l’esclave se sub­sti­tue alors ce que Chamayou a appelé une dia­lec­ti­que du chas­seur et du chassé : « En regar­dant du côté du bayou, je vis Tibeats et deux autres cava­liers venir à toute allure, suivis par une meute de chiens. » (p. 101) La fuite ins­taure un nou­veau rap­port au maître, un rap­port « média­tisé » par les chiens chas­seurs : « Dans la situa­tion de chasse, écrit Chamayou, le maître ne se confronte qua­si­ment jamais direc­te­ment à sa proie. Il uti­lise des inter­mé­diai­res, chas­seurs mer­ce­nai­res ou chiens de chasse. C’est un schéma à trois termes plutôt qu’à deux. »24 Northup décrit les pre­miers moments de sa fuite de la manière sui­van­te : « Bientôt je pus enten­dre les jap­pe­ments de la meute. […] Leurs aboie­ments se fai­saient de plus en plus pro­ches. À chaque ins­tant, je m’atten­dais à ce qu’ils me sau­tent sur le dos, et je croyais sentir leurs crocs s’enfon­cer dans ma chair. » (p. 102) Et l’auteur de rela­ter com­ment, en s’enfon­çant dans les eaux du bayou, il par­vient à trom­per les chiens, à leur faire perdre sa trace, son odeur. Dans la chasse, le rap­port de l’esclave aux chiens est le rap­port de la proie au pré­da­teur : c’est un rap­port animal25.

Cette « vic­toire » tem­po­raire rem­por­tée sur les chiens ne signe pour­tant aucun retour à l’huma­nité ; au terme de cette chasse, Northup se retrouve plongé dans un monde animal, où nulle âme ne vit, à l’excep­tion des ani­maux sau­va­ges : « ours, lynx, tigres » ; ainsi que d’« innom­bra­bles rep­ti­les », sans oublier les « nom­breux alli­ga­tors » (p. 103) qui lui ins­pi­rent une hor­reur pres­que égale à celle qu’avaient éveillée les chiens. Il n’entre­voit alors plus aucune solu­tion : « J’étais un animal errant. » (p. 93) Quitter ce règne de l’ani­ma­lité ne peut plus signi­fier pour lui que faire retour au monde (in) hu­main de l’escla­vage, s’expo­ser à la puni­tion et peut-être à la mort. Ce choix n’est pas propre à Northup : « Bien qu’ils soient pres­que cer­tains d’être rat­tra­pés, les fugi­tifs n’en rem­plis­sent pas moins bois et marais. Nombreux sont ceux qui, affai­blis ou malade […] pré­fè­rent subir la puni­tion réser­vée à de tels délits. » (p. 185)

C’est le cas entre autres de Céleste dont la réso­lu­tion semble pour­tant au départ iné­bran­la­ble : « Je pré­fé­re­rais mourir dans le marais plutôt que de me lais­ser fouet­ter à mort par l’inten­dant » (p. 188) confie-t-elle à Northup ; mais après plu­sieurs semai­nes de fuite, effrayée par le sort que lui réser­vent les ani­maux sau­va­ges des marais, elle « rentra chez son maître, fut fouet­tée, mise aux ceps et ren­voyée dans les champs » (p. 188). Parfois, l’esclave fugi­tif n’a même pas l’occa­sion de réa­li­ser ce choix, tel Augustus mordu et mutilé à mort par les chiens (p. 187). Dans le récit de Northup, la fuite se pré­sente, sinon comme une impasse à l’instar du combat contre le maître, du moins comme iné­vi­ta­ble­ment vouée à l’échec26.

Quelle solu­tion reste-t-il à l’esclave pour échapper à sa misé­ra­ble condi­tion ? L’insur­rec­tion ? Northup, qui remer­cie Dieu de ne pas lui avoir fait verser le sang sur le bateau qui le condui­sait à la Nouvelle-Orléans (p. 46), écrit : « L’idée d’une insur­rec­tion n’était pas nou­velle parmi la popu­la­tion du Bayou Bœuf […]. Mais sans armes et sans muni­tions, ou même avec, je connais trop le genre de défaite par lequel se ter­mi­nent de telles aven­tu­res, et je me suis tou­jours opposé à ceux qui en étaient par­ti­sans. » (p. 191) Il n’en affirme pas moins immé­dia­te­ment après que si le sys­tème escla­va­giste per­dure, alors la ter­ri­ble ven­geance de l’esclave s’abat­tra un jour sur les maî­tres qui « à leur tour implo­re­ront, mais en vain, sa pitié » (p. 191). Si Northup ne se com­plait aucu­ne­ment dans cette pers­pec­tive qu’il pré­sente sous un jour apo­ca­lyp­ti­que, il n’en espère pas moins que les torts infli­gés par l’escla­vage seront vengés : « Bientôt, Arthur […] aurait la satis­fac­tion de voir vengés les torts qu’on lui avait faits » (p. 52) ; « Il n’y aurait per­sonne pour me pleu­rer, per­sonne non plus pour me venger » (p. 84).Mais de cette ven­geance, l’esclave n’en sera pas à pro­pre­ment parler le sujet : elle ne s’accom­plira vrai­ment que si ses priè­res sont exau­cées par le « Père Tout-Puissant – qui règne sur nous tous, sur l’homme libre comme sur l’esclave » (p. 54). La jus­tice (finale) à laquelle en appelle Northup est une jus­tice divine exer­cée par un tri­bu­nal plus puis­sant que le « tri­bu­nal humain » (p. 248) ; mais c’est aussi une jus­tice qui ne sera rendue qu’après la mort de tous les pro­ta­go­nis­tes, une jus­tice qui ne peut confé­rer à l’esclave qu’une liberté au-delà de la mort, inter­di­sant à nou­veau toute réconci­lia­tion de la vie et de la liberté. Northup, lui, aura eu la chance de vivre sa libé­ra­tion, laquelle aura emprunté la voie d’une jus­tice bien humaine, l’étroite voie juri­di­que qui lui était ouverte en tant que citoyen « né libre, dans un État libre »… à la dif­fé­rence de ses com­pa­gnons nés escla­ves dans un État escla­va­giste.

Sujet et système

La « solu­tion juri­di­que » menant à la libé­ra­tion de Northup est une solu­tion intrin­sè­que­ment indi­vi­duelle. Or, l’on peut se deman­der si, en deçà de ces ulti­mes moments de sa vie d’esclave, cette indi­vi­dua­lité, cette dif­fé­rence, n’a pas marqué toute son expé­rience de l’« ins­ti­tu­tion sin­gu­lière » ; d’où les ques­tions sui­van­tes : le « point de vue de l’esclave » Northup repré­sente-t-il réel­le­ment le « point de vue des (autres) escla­ves » de son récit ? Dans quelle mesure le « je » de Northup est-il aussi un « nous » ? Northup demeure quoiqu’on en dise un étranger dans ce sys­tè­me : il lui est à la fois inté­rieur et exté­rieur ; il en est à la fois un acteur (une vic­time) et un obser­va­teur : « J’avais res­piré toute ma vie l’air libre du Nord. J’étais cons­cient d’éprouver les mêmes sen­ti­ments, les mêmes impres­sions que les Blancs. » (p. 16)

Epps ne se trompe au fond pas lorsqu’il affirme de lui : « Fichtre, il n’est pas comme les autres nègres ; ne leur res­sem­ble pas… n’agit pas comme eux. » (p. 219) Autrement dit, Northup s’indi­gne-t-il avant tout du sys­tème escla­va­giste en tant que tel ou du fait que lui, né libre, ait été réduit en escla­vage ? « Était-il pos­si­ble que […] j’aie été enchaîné et battu sans pitié, et que fusse en ce moment parqué avec une troupe d’escla­ves, et esclave moi-même ? » (p. 53) L’éditeur de la der­nière ver­sion fran­çaise en date de Douze ans d’escla­vage (1980) l’affir­mait sans détour pour clore son intro­duc­tion : « Solomon Northup est bien pétri d’une des plus gran­des contra­dic­tions de la société amé­ri­cai­ne : il a plus res­senti le scan­dale de sa situa­tion d’homme libre, citoyen d’un État libre réduit en escla­vage, que celui de l’escla­vage pro­pre­ment dit. »27 Si cette ques­tion mérite en effet d’être exa­mi­née, y répon­dre exige néan­moins bien plus de cir­cons­pec­tion.

Quoique Northup affirme que la très grande majo­rité des escla­ves ché­ris­sent la liberté tout autant que leurs maî­tres, il donne pour­tant plu­sieurs exem­ples d’escla­ves à qui cette idée demeure tota­le­ment étrangère : « Mary […] connais­sait à peine l’exis­tence du mot liberté. Élevée comme une bête, elle n’avait guère plus d’intel­li­gence qu’une bête » (p. 42). Il y a très mani­fes­te­ment pour Northup des degrés dans le sen­ti­ment de liberté et si celui-ci n’est jamais tota­le­ment éteint chez l’esclave, il est sou­vent réduit à pres­que rien. Pourquoi sinon Northup pren­drait-il la peine de sou­li­gner qu’Eliza « n’était pas une esclave ordi­naire. […] La liberté – liberté pour elle et pour ses enfants –, l’avait obnu­bi­lée, avait été le jour son étoile, et la nuit sa colonne de feu » (p. 62). S’il n’y a que très rare­ment du mépris dans les paro­les de Northup à propos des autres escla­ves, si s’y mani­feste une indé­nia­ble soli­da­rité, l’inten­sité du rap­port à la liberté n’en reste pas moins pour lui un irré­duc­ti­ble fac­teur de dif­fé­ren­cia­tion entre les vic­ti­mes de l’escla­vage.

Qui plus est, dis­si­mu­ler sa liberté, sa condi­tion d’homme libre, c’est non seu­le­ment pour Northup ne plus la dire au maître, mais c’est également « cacher à [ses] com­pa­gnons de tous les jours [son] nom et [son] his­toire véri­ta­ble ». Les escla­ves pas plus que les maî­tres ne connais­sent son « secret » : « Il était impos­si­ble qu’aucun esclave puisse venir à mon aide, alors que, d’un autre côté, il était fort pos­si­ble qu’ils me fas­sent décou­vrir. » (p. 211) Si Northup par­tage l’expé­rience et la vie quo­ti­dienne de ses com­pa­gnons de misère, leur pré­sent, ses espoirs d’émancipation demeu­rent quant à eux pro­fon­dé­ment soli­tai­res. D’où l’hébè­te­ment des escla­ves au moment de sa libé­ra­tion : « Pendant dix ans, j’avais vécu parmi eux, tra­vaillé dans le même champ, dormi dans la même cabane, sup­porté les mêmes épreuves, mêlé mes cha­grins aux leurs et par­ti­cipé à leurs mai­gres joies. Et pour­tant, jusqu’à cette heure, qui était la der­nière que je devais passer parmi eux, aucun n’avait eu le moin­dre soup­çon de mon véri­ta­ble nom, ni su la plus petite par­celle de mon his­toire. » (p. 235) Cette épisode dévoile le gouf­fre qui sépare Northup des autres escla­ves, cette béance que la dis­si­mu­la­tion avait pré­ci­sé­ment eu pour fonc­tion de mas­quer, une dif­fé­rence que révèle encore l’appa­rente indif­fé­rence de Northup lors de la scène de sépa­ra­tion : « Tandis que je reve­nais vers l’atte­lage, Patsey sortit en cou­rant de der­rière une cabane et jeta ses bras autour de mon cou. “Oh ! Platt, s’écria-t-elle, le visage ruis­se­lant de larmes, tu vas être libre…” […] Je me déga­geai de son étreinte et montai à côté du conduc­teur. » (p. 239)

Qu’en est-il des rela­tions de Northup aux maî­tres ? Le lec­teur du récit pourra s’étonner que l’auteur oppose sys­té­ma­ti­que­ment les « bons maî­tres » (Ford, Mary McCoy) et les « mau­vais maî­tres » (Tibeats, Epps, Tanner), oppo­si­tion qui est aussi celle des dignes ser­vi­teurs de Dieu et de ceux pour qui la Bible est avant tout un ins­tru­ment d’assu­jet­tis­se­ment, un manuel de puni­tions. Il ne fau­drait pour­tant pas en infé­rer que, pour Northup, les bons maî­tres échappent à toute cri­ti­que, ni que la res­pon­sa­bi­lité de l’escla­vage soit une res­pon­sa­bi­lité pure­ment indi­vi­duelle. Il affirme ainsi à propos de Ford : « Le milieu dans lequel il a tou­jours vécu ne lui a pas permis d’aper­ce­voir l’injus­tice fon­da­men­tale sur laquelle repose le sys­tème escla­va­giste. Il n’a jamais douté qu’un homme n’ait mora­le­ment le droit d’en assu­jet­tir un autre. » (p. 64) Il y a certes des maî­tres humains et des maî­tres inhu­mains, mais les uns non moins que les autres res­tent avant tout des maî­tres, c’est-à-dire des béné­fi­ciai­res du sys­tème escla­va­giste. C’est bien à une cri­ti­que de l’escla­vage en tant qu’ins­ti­tu­tion que se livre Northup à propos duquel l’on peut répé­ter ce juge­ment porté sur Douglass en 1855 dans le Putnam’s Monthly Magazine : il « fait la guerre au sys­tème plutôt qu’aux per­son­nes que ce sys­tème a pro­dui­tes »28.

Northup illus­tre bien com­ment l’« ins­ti­tu­tion sin­gu­lière » fait ses bour­reaux non moins que ses vic­ti­mes, crée le maître aussi bien que l’esclave. Ce « sys­tème inique » pro­duit ses per­son­na­ges, les forme même depuis l’enfance, tel le fils d’Epps, « garçon intel­li­gent de dix ou douze ans » qui prend le plus grand des plai­sirs à dis­tri­buer les coups de fouet aux escla­ves : « “L’homme est en germe dans l’enfant”, et il est vrai qu’avec une pareille éducation, il ne sau­rait en être autre­ment, quel­les que soient les bonnes dis­po­si­tions de cette jeune natu­re : à l’âge de la matu­rité, il consi­dè­rera les misè­res des escla­ves avec une totale indif­fé­rence. » (p. 202) Il n’en va pas autre­ment des femmes des maî­tres, et notam­ment de Madame Epps qui brûle de jalou­sie envers l’objet des « regards las­cifs » de son mari, l’esclave Patsey, « vic­time asser­vie de la luxure et de la haine » (p. 141). Madame Epps, qui à sa manière souf­fre elle aussi du sys­tème escla­va­giste en tant que sys­tème sexuel, prend le plus grand plai­sir à voir et à faire souf­frir Patsey, allant jusqu’à intri­guer pour « la faire tuer en cachette » (p. 141). Et pour­tant, Northup écrit : « Malgré tout, Madame Epps n’était pas le diable en per­sonne. […] Dans un autre contexte, au milieu d’une société dif­fé­rente de celle qui peu­plait les rives du Bayou Bœuf, on aurait pu dire d’elle que c’était une femme raf­fi­née et atta­chante. » (p. 149)

Si l’escla­vage est par défi­ni­tion indé­fen­da­ble, c’est parce qu’il est fondé sur l’iden­ti­fi­ca­tion et la réduc­tion effec­tive de l’esclave à un « bien per­son­nel » – le code noir, régis­sant l’escla­vage dans l’Empire fran­çais, par­lait quant à lui de « meuble » –, une « pro­priété vivante, com­pa­ra­ble en cela, sinon pour la valeur, à une mule ou un chien » (p. 137). L’esclave ne sau­rait avoir d’autre valeur qu’économique : ce que ne sup­porte pas Epps à l’idée que Northup pour­rait mourir, c’est la pers­pec­tive de « la perte que repré­sen­te­rait pour lui la mort d’un animal valant un mil­lier de dol­lars » (p. 132). Il n’y a pas d’escla­vage sans ani­ma­li­sa­tion. Se deman­der ce qui dis­tin­gue un Blanc et un Noir, ce n’est rien d’autre pour Epps que deman­der « quelle dif­fé­rence il y a entre un Blanc et un babouin » (p. 206). Mais cette répé­ti­tion indé­fi­nie de la pro­po­si­tion « le Noir est un animal », posée comme un a priori légi­ti­mant la pra­ti­que de l’escla­vage n’est-elle pré­ci­sé­ment pas le signe de l’impos­si­bi­lité d’une légi­ti­ma­tion défi­ni­tive, d’une preuve… car croi­rait-on utile de rap­pe­ler que le chien ou la mule ne sont pas des hommes ?

Ce que révèle par ailleurs Northup, c’est que ce pro­ces­sus d’ani­ma­li­sa­tion est mutuel, c’est un pro­ces­sus d’ensau­va­ge­ment récri­pro­que : « sau­vage », « brute », « bête », tels sont les épithètes dont il affu­ble les maî­tres, du moins les mau­vais maî­tres. Et Bass fait sans doute bien plus qu’une bou­tade lorsqu’il rétor­que à Epps assi­mi­lant les « nègres » à des sin­ges : « À ce compte là, il y a autant de singes parmi les Blancs que parmi les Noirs. » (p. 206) Les mots sui­vants d’Aimé Césaire au sujet du colo­ni­sa­teur ne valent pas moins pour les maî­tres décrits par Northup : « le colo­ni­sa­teur, qui, pour se donner bonne cons­cience, s’habi­tue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le trai­ter en bête, tend objec­ti­ve­ment à se trans­for­mer lui-même en bête »29. Pour Northup, l’escla­vage est bel et bien un pro­ces­sus de déci­vi­li­sa­tion ; la société escla­va­giste est une société malade, per­ver­tie : « La pra­ti­que du sys­tème escla­va­giste, sous sa forme la plus cruelle, tend à abru­tir les quel­ques sen­ti­ments d’huma­nité et de déli­ca­tesse qu’ils pour­raient avoir. Quand on sait les spec­ta­cles aux­quels ils sont jour­nel­le­ment confron­tés – […] – quand on sait les souf­fran­ces qu’ils côtoient, com­ment pour­rait-on encore s’atten­dre à les voir deve­nir autre chose que des brutes n’ayant aucun souci de la vie humaine. » (p. 153)30

Que Northup ne soit pas un esclave comme les autres, c’est indu­bi­ta­ble ; que son « point de vue » sur l’escla­vage soit unique, c’est cer­tain ; qu’il ne soit pas en mesure de repré­sen­ter tout à fait adé­qua­te­ment les autres escla­ves, de parler en leur nom (mais le pré­tend-il ?), c’est pro­ba­ble. Cela ne l’empê­che pour­tant en rien de pro­duire une cri­ti­que radi­cale de l’« ins­ti­tu­tion sin­gu­lière », irré­duc­ti­ble à une expé­rience pure­ment indi­vi­duelle, étrangère à tout solip­sisme. C’est que la pers­pec­tive de Northup n’est pas seu­le­ment une pers­pec­tive (sub­jec­tive) sur l’escla­vage, c’est aussi une pers­pec­tive (inter­sub­jec­tive) sur d’autres pers­pec­ti­ves, sur d’autres regards, ceux des autres escla­ves aussi bien que ceux des maî­tres. Northup apprend peu à peu à connaî­tre les pen­sées et les sen­ti­ments des mul­ti­ples pro­ta­go­nis­tes de la scène de l’escla­vage, à voir à tra­vers leurs yeux. Or, c’est pré­ci­sé­ment à l’inter­sec­tion de ces mul­ti­ples pers­pec­ti­ves, et non pas indé­pen­dam­ment ou au-delà d’elles, qu’émerge au fur et à mesure du récit une cri­ti­que de l’escla­vage en tant qu’ins­ti­tu­tion.

C’est pour­quoi il est néces­saire pour conclure de réin­ter­ro­ger ce juge­ment accom­pa­gnant la réé­di­tion de 1869 de Twelve Years a Slave et repris dans la pré­face à l’édition de 1968 : ce récit, peut-on lire, « doit être pris pour ce qu’il vaut – un récit per­son­nel des souf­fran­ces per­son­nel­les et des injus­ti­ces ardem­ment res­sen­ties et éprouvées très hos­ti­le­ment ; mais, à notre avis, l’indi­vi­duel sera perdu ou se fondra dans l’inté­rêt géné­ral et l’œuvre sera regar­dée comme l’his­toire d’une ins­ti­tu­tion à laquelle notre économie poli­ti­que s’est heu­reu­se­ment sub­sti­tuée »31. Ces deux aspects, « indi­vi­duel » et « his­to­ri­que », de l’œuvre de Northup ne sont en réa­lité aucu­ne­ment indé­pen­dants. Non seu­le­ment la dénon­cia­tion du sys­tème escla­va­giste n’est en rien chez lui contra­dic­toire avec l’expres­sion de son point de vue sur l’escla­vage, mais plus encore elle en est étroitement dépen­dante. Oublier ce que ce récit a de per­son­nel, en effa­cer la valeur bio­gra­phi­que, c’est dans un même geste en effa­cer la valeur his­to­ri­que, en oublier la portée cri­ti­que. Se sou­ve­nir des luttes contre l’escla­vage, c’est donc aussi se sou­ve­nir de la force de l’aveu de l’esclave.

Matthieu Renault

1. F. Dou­glass, cité in S. Eakin, J. Log­sdon, « Introduction » in S. Nor­thup, Twelve Years a Slave, op. cit., p. ix.

2. Ibid.

3. Voir C. T. Davis, H. L. Gates Jr., The Slave’s Narrative, Oxford, New York, Oxford University Press, 1985, pp. 5, 11, 19. Le style même des slave nar­ra­ti­ves est la garan­tie de leur véra­ci­té : ce sont des récits écrits « sans art », « sans fard » (ibid., p. 29) ; quand bien même seraient-ce des fic­tions, des « miroirs » de la réa­lité, ceux-ci seraient du « meilleur verre poli » reflé­tant on ne peut plus fidè­le­ment les « rayons de la vérité » (ibid., p. 6). La ques­tion de la vérité des récits d’escla­ves engage par consé­quent celle de leur statut en tant que « genre lit­té­raire ». Les slave nar­ra­ti­ves ont été rap­pro­chés du roman pica­res­que, du roman sen­ti­men­tal et de l’auto­bio­gra­phie spi­ri­tuelle.

4. D. Wilson, « Editor’s Preface » (mai 1953) in S. Northup, Twelve Years a Slave, op. cit., p. xxxvII.

5. M. Fou­cault, Mal faire, dire vrai. Fonctions de l’aveu en jus­tice, Chicago, Louvain, University of Chicago Press & Presses Universitaires de Louvain, 2012, p. 7.

6. Afin d’aller plus loin, il serait néces­saire de pro­blé­ma­ti­ser cette rela­tion d’aveu en tant que rela­tion trian­gu­laire, incluant également la figure de l’abo­li­tion­niste ou plus géné­ra­le­ment de l’écrivain qui retrans­crit cette expé­rience. En ce sens, l’aveu est aussi celui que fait l’(ex-) es­clave à son « nègre », un aveu qui n’est peut-être pas sans géné­rer de nou­veaux rap­ports de dépen­dance. Ne pou­vait-on en effet pas lire dans l’alma­nach anti-escla­va­giste de la Nouvelle-Angleterre de 1841 : « Choses à faire par les abo­li­tion­nis­tes, 1. Parler pour les escla­ves… 2. Agir pour les escla­ves… Ils ne peu­vent pas s’occu­per d’eux-mêmes » (C. T. Davis, H. L. Gates Jr., The Slave’s Narrative, op. cit., p. Iv) ?

7. F. Dou­glass, cité in C. T. Davis, H. L. Gates Jr., The Slave’s Narrative, op. cit., p. xiii.

8. E. Peabody, cité in C. T. Davis, H. L. Gates Jr., The Slave’s Narrative, op. cit., p. 20.

9. Voir O. Patterson, Slavery and Social Death. A Comparative Study, Cambridge, Londres , Harvard University Press, 1982.

10. O. Equiano, cité in G. Cha­mayou, Les chas­ses à l’homme. Histoire et phi­lo­so­phie, Paris, Éditions La Fabrique, 2010, p. 87.

11. G. Cha­mayou, Les chas­ses à l’homme, op. cit., p. 88.

12. O. Patterson, Slavery and Social Death, op. cit., p. 100-101.

13. Pour les autres escla­ves, cet ailleurs demeure un lieu inconnu, situé « à une dis­tance infi­nie », mais qui n’en nour­rit pas moins leur ima­gi­na­tion et leurs espoirs, leur « rêve de liberté » (p. 201). C’est une utopie.

14. Northup n’en devra pas moins sa libé­ra­tion à son aveu à un autre, Bass, dont il avait entendu à la déro­bée la dia­tribe contre l’escla­vage.

15. Ainsi que l’écrira Richard Wright pas loin d’un siècle plus tard, dans une société amé­ri­caine post-escla­va­giste encore habi­tée par les logi­ques racia­les : « Automatiquement, nous déter­mi­nions si une réponse affir­ma­tive ou néga­tive était atten­due ; et nous répon­dions, non en terme de vérité objec­tive, mais selon ce que l’homme blanc vou­lait enten­dre. » (R. Wright, 12 ­Mil­lions Black Voices, New York , Thunder’s Mouth Press, 2002, p. 41.)

16. J. C. Scott, La domi­na­tion et les arts de la résis­tance. Fragments du dis­cours subal­terne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

17. F. Douglass, La vie de Frederick Douglass, esclave amé­ri­cain, écrite par lui-même, op. cit., p. 113, p. 119.

18. Ibid., p. 120.

19. P. Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double cons­cience, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, p. 96.

20. « Pour l’esclave, la liberté com­mence avec la cons­cience que la vie véri­ta­ble advient avec la néga­tion de sa mort sociale. […] Le couple liberté-vie est une double néga­tion, car, l’état de l’esclave étant déjà une néga­tion de la vie, la reven­di­ca­tion de cette vie passe par la néga­tion de cette néga­tion. » (O. Patterson, Slavery and Social Death, op. cit., p. 98 ; nous repre­nons la tra­duc­tion que pro­pose Chamayou dans Les chas­ses à l’homme, op. cit., p. 91.)

21. P. Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double cons­cience, op. cit., p. 99. Gilroy men­tionne en outre la figure de Margaret Garner – dont Toni Morrison a réé­crit et réin­venté l’his­toire dans son roman Beloved –, esclave qui pré­féra assas­si­ner sa fille plutôt que de la condam­ner à une vie dans l’escla­vage.

22. F. Douglass, La vie de Frederick Douglass, esclave amé­ri­cain, écrite par lui-même, op. cit., p. 120.

23. G. Chamayou, Les chas­ses à l’homme, op. cit., p. 92.

24. G. Cha­mayou, Les chas­ses à l’homme, op. cit., p. 98.

25. C’est aussi un rap­port qui se cons­truit en deçà de l’épreuve de la chasse, Northup expli­quant com­ment, dans l’éventualité d’une nou­velle fuite, il lui avait été néces­saire de se « pré­pa­rer à affron­ter les chiens » de Tibeats – en par­ti­cu­lier le plus sau­vage d’entre eux, qui « avait une véri­ta­ble répu­ta­tion de chas­seur d’escla­ves » – en les fouet­tant régu­liè­re­ment pour les « sou­met­tre entiè­re­ment » (p. 184).

26. Rappelons à nou­veau que Northup était esclave dans une région du Sud des États-Unis d’où il était qua­si­ment impos­si­ble de s’évader.

27. « Introduction de l’éditeur » in S. Nor­thup, Douze ans d’escla­vage, Paris, Le Sycomore, 1980.

28. Voir C. T. Davis, H. L. Gates Jr., The Slave’s Narrative, op. cit., p. 30.

29. A. Cé­saire, Discours sur le colo­nia­lisme, Paris, Présence Africaine, 2004, p. 21.

30. Découvrir l’escla­vage, c’est pour Northup com­pren­dre que « l’homme est un loup pour l’homme » (pp. 25-26), locu­tion que l’on pour­rait repren­dre ici dans sa « tra­duc­tion » hob­be­sien­ne : le sys­tème escla­va­giste, c’est le pur et simple retour à l’état de nature.

31. Voir S. Eakin, J. Log­sdon, « Introduction » in S. Nor­thup, Twelve Years a Slave, op. cit., pp. XXIII-XXIV.