collection
— Rupture
18 € / 23.4 CHF
23 août 2011
130x200 cm
ISBN 978-2-940426-17-1
ISSN 1662-3231
Biographie traduite de l’allemand par Alexandre Vialatte
Postface de Jean-François Gava + Lire
Otto Rühle (1874-1943) est une figure de proue de la gauche communiste, plus tard qualifiée de conseilliste, mais que Lénine préféra qualifier de maladie infantile du communisme pour son refus du parlementarisme et du syndicalisme. Ancien député social-démocrate, membre fondateur du Spartakusbund, puis délégué au conseil ouvrier et militaire de Dresde en 1918.
Il s’opposa à Rosa Luxemburg sur la question des élections en s’affirmant pour l’auto-organisation du mouvement ouvrier et contre le parti.
Dans son Karl Marx (1928), Rühle retrace l’épopée intellectuelle et militante de Marx. Cette biographie est la parfaite introduction à Marx. Son œuvre philosophique, politique et économique y est largement citée, décortiquée et commentée. Rühle met en lumière les relations familiales et amicales parfois houleuses que Marx entretient avec les autres protagonistes du grand mouvement social du XIXe siècle.
Ancien député social-démocrate allemand, Otto Rühle évolua au sein de l’opposition de gauche. Membre fondateur du Spartakusbund, puis délégué au conseil ouvrier et militaire de Dresde en 1918. Il s’opposa à Rosa Luxemburg sur la question des élections.
Marx modernisateur. Les heureux ravages d’une hagiographie courageusement manquée – Citons pour commencer un extrait, reproduit par Rühle dans la présente biographie de 1928, de l’oraison funèbre prononcée par Engels à l’occasion des funérailles de Marx à Highgate : « Darwin a découvert la loi qui régit l’évolution de la nature organique, Marx a trouvé celle qui régit l’évolution de l’histoire humaine : le simple fait, – jusqu’alors étouffé par les envahissements de l’idéologie, – que les hommes doivent manger, boire, se loger et se vêtir avant de pouvoir s’occuper de politique, d’art, de science ou de religion ; que la production des matériaux immédiatement indispensables à la vie, le développement économique d’un peuple ou d’une certaine époque, forme la base sur laquelle se développent les institutions politiques, les idées juridiques, les opinions artistiques et même les conceptions religieuses de ce peuple ou de cette époque et que ce sont elles qui les expliquent, loin d’en être la conséquence comme on le pensait avant Marx ». Il ajoute aussitôt : « Mais ce n’est pas tout. Marx a trouvé aussi la loi qui régit le mouvement de la production capitaliste de nos jours et de la société bourgeoise qu’elle a formée. En découvrant la plus-value il a introduit la lumière dans les ténèbres que l’économie bourgeoise et les critiques socialistes n’avaient pu encore éclairer » (p. 326).
Science de l’histoire d’un côté et science du capital de l’autre, donc. La première a permis à Marx d’être le théoricien du capitalisme dans tous les sens du mot, y compris celui, constamment inaperçu, de l’apologie : capitalisme-stade-nécessaire-bien-que-seulement-intermédiaire-de-l’accomplissement-de-l’esprit-de-l’histoire, entendons, dans cette vulgate de l’hégélianisme : du communisme. Mantra sans cesse rebattu de la religion marxiste. Marx pas marxiste, voire ! « Puisqu’il le disait lui-même ! » : sans doute. Mais la moindre vertu de cette biographie de Rühle n’est pas de nous pousser à y voir de plus près. Le marxisme de Marx pourrait avoir occupé une place bien plus importante que nous n’avons voulu l’imaginer. Nous ? Nous qui nous bercions il y a vingt ans de la douce chanson de Michel Henry (« le marxisme est l’ensemble des contresens coupablement propagés au sujet de l’œuvre Marx par d’ignorants marxistes, Engels au premier rang ») ; appâtés par les effluves libertaires du mythe rubélien qui faisait de Marx, allons donc, un anarchiste1 ; bref, encouragés par l’effondrement du bloc de l’Est à balayer les décombres en théorie également et à reprendre les choses à zéro en matière de critique sociale, bien décidés d’y aller cette fois à fond, non pas contre Marx, mais avec lui. Nous, trouvant notre chemin de Damas dans la lecture éblouie mais tenace du Capital, qui y voyions, loin de tout historicisme – et nul besoin aujourd’hui de revenir sur ce point, bien au contraire –, le virtuose démontage du mécanisme de la bête artificielle, la subtile anatomie du « mort se mouvant dans soi-même », selon la formule en quelque sorte prémonitoire du jeune Hegel, que nous ne découvririons que bien plus tard. Nous qui tenions le marxisme de Marx, sans doute bien réel, pour quantité négligeable, les frictions avec Bakounine et la Fédération Jurassienne (connues seulement par ouï-dire) à la fois pour inévitables et insignifiantes du point de vue doctrinal. Communisme et anarchisme n’étaient que l’envers et l’endroit d’un seul mouvement, et nous contemplions goguenards et supérieurs les crispations anti-marxiennes des libertaires, que nous imputions aux préjugés de leur ignorance bien connue. Bref, nous tenions pour une évidence cette co-appartenance qu’il s’agissait au contraire d’inventer et construire entre communisme et interruption de l’industrie machiniste. Le problème ne se posait certes pas alors en des termes aussi clairs qu’aujourd’hui, mais nous pressentions déjà nettement que le chapitre XV (XIII de la seconde édition allemande) à la section iv sur la plus-value relative ne pouvait laisser intacte la superstition progressiste, la génuflexion des ilotes devant la science-moderne-et-ses-remarquables-applications-industrielles. Survinrent alors les opéraïstes, Tronti et surtout Sergio Bologna en tête – mais c’est une autre histoire.
Au fond, la lecture de cette biographie nous permet de mesurer les ravages, bien plus importants que nous ne soupçonnions, opérés par le marxisme de Marx lui-même sur le mouvement ouvrier de son temps et les générations de lecteurs à venir. Que l’on se reporte pour s’en convaincre, les yeux écarquillés, sur des passages du genre de ceux-ci, où Rühle lui-même s’abandonne, en 1928 il est vrai, à cette incontinence historiciste qui aura ruiné toute l’énergie interruptrice du mouvement ouvrier : « Le socialisme, espoir immense, rêve fascinant d’une délivrance générale, avait été jusqu’à Karl Marx l’œuvre du dévouement humain, le résultat de l’abnégation, d’un noble zèle et d’un déploiement illimité de toutes les forces de l’âme ; ce socialisme des utopistes, des rêveurs, des illuminés, devint à son tour l’objet d’une argumentation, le résultat d’une évolution historique dont on put contrôler les lois ; il fut le sujet d’études et de constatations, le produit d’une nécessité donnée par la nature et scientifiquement démontrable » (p. 274-275). Et, plus loin : « Marx, aboutissement logique, appliqua pour la première fois à l’évolution historique les méthodes du rationalisme bourgeois. C’est avec lui que le socialisme cesse d’être affaire de foi, d’espoir et d’imagination. Son étude rationnelle ouvre des aperçus sur le jeu des mouvements historiques et la structure des phénomènes sociaux comme le scalpel de l’anatomiste sur les fonctions du corps humain, la formule du mathématicien sur la mosaïque des nombres, le microscope du biologiste sur le monde des cellules, ou l’analyse du chimiste sur les mystères de la substance. Sentiments, voix du cœur et mouvements de l’âme n’ont plus que faire en ces domaines. C’en est fini de l’imagination. Rien n’a plus cours ici de communément humain. De même que dans le monde du commerce on ne veut plus de paiement qu’au comptant, de même dans le monde des relations sociales on ne veut plus que du prouvable, et dans le monde idéologique que des concepts, monnaie frappée par l’intellect. Le socialisme devient ainsi le dernier maillon d’une chaîne de preuves dont les différents éléments se succèdent suivant les lois de la logique, le Z d’un alphabet qui commence par A, le dépôt d’une fermentation qui s’opère suivant une formule constatée, l’X d’un problème qu’on peut résoudre par une voie mathématique. Le socialisme sort ainsi des bas-fonds de la mystique, de l’utopisterie, du chiliasme, de la foi naïve, pour s’élever jusqu’à la sphère scientifique. Il abandonne le domaine de la religiosité, de la magie, et du charlatanisme pour recevoir la consécration officielle de l’intelligence. Il entre sur le même plan que les sciences naturelles. C’est l’immense mérite de Marx d’avoir ainsi intronisé officiellement le socialisme, c’est son œuvre considérable. Il lui a consacré le plus clair de sa vie, le meilleur de sa force et le plus pur de son zèle » (pp. 275-276). Point n’est besoin d’en jeter davantage.
Mais le caractère exceptionnel du Capital n’en ressort que davantage. Alors que, par sa prétendue théodicée industrielle, cette « science de l’histoire » tant louée d’Engels, Marx fait au mieux un remarquable propagandiste bourgeois, un zélateur brillant de la modernité, il révèle véritablement son génie dans la science du capital, qui nous fait presque oublier le sentiment d’horreur éprouvé à la lecture de ce que, par exemple, « le socialisme est déjà en puissance dans l’essence du capitalisme » (p. 347-348).
Qu’est donc cette science du capital ? On le sait, c’est tout uniment sa critique : critique de l’économie politique. Si nous disons : tout uniment, ce n’est pas pour contraster science et critique. Science : c’est-à-dire critique. Et le négatif, protestera-t-on ? La critique de l’économie politique ne fait-elle pas saillir ce qui « ne va pas » dans l’économie politique ? Mais c’est qu’il n’y a rien de particulier qui n’aille pas. Le capital va bien, merci pour lui, hélas pour nous, et il est le monstre que Marx se propose de décortiquer, l’automate non vivant dont il prétend mettre à nu les rouages. Il n’y a donc pas de critique partielle en vue d’une correction quelconque, selon le sens ordinaire de la critique, qui consisterait alors à amender. Non, la critique est la science tout court, mais opérée du point de vue du scandale que suscite son objet. Objet monstrueux, donc : cette science est bien une tératologie.
Mais si sa fonction n’est pas d’amender2, quelle est-elle alors ? S’agit-il de comprendre d’abord pour agir ensuite, en l’occurrence : en vue non pas donc de remédier mais de démonter l’objet en question ? Cette vue instrumentale au long cours a fait toute la teneur de la rhétorique marxiste à travers les siècles. Mais d’abord, pourquoi s’échiner à comprendre, pourquoi chercher à démonter si détruire peut tout aussi bien faire l’affaire, plus sûrement, même, et à moindre frais ? Y a-t-il un surcroît d’élégance dans le démontage ? C’est ce que nous avons cru longtemps, indécrottables esthètes que nous étions (et restons). Mais le démontage en pensée ne précède pas le démontage effectif. Foin de cette jobardise ! Avec le Capital, il est pourtant bel et bien question d’esthétique, parce que, pour commencer, Marx lui-même disait que c’était là son œuvre d’art.
Œuvre d’art : objet esthétique, fin à soi-même. À l’époque où les arts ont été réduits à l’Art majuscule et unique, ce dernier attise la production d’un monde où toute activité serait à nouveau technique, donc pourvoyeuse de plaisir esthétique, que nous menions nous-mêmes l’activité en question ou que nous ne fassions qu’y participer de quelque manière. Mais alors, où est donc passée la connaissance ? Connaissance et esthétique cessent dans cette perspective d’être mutuellement extérieures ; l’esthétique n’est pas faculté de connaissance sensible d’un côté et faculté d’éprouver le beau de l’autre, comme le voulait Kant, qui faisait de l’expérience du beau la simple occasion pour les facultés de connaissance de s’éprouver et d’éprouver gratuitement, à vide pour ainsi dire, leur mutuel ajustement. Qu’elle soit dernière ou seulement intermédiaire, la connaissance apparaît alors comme une activité esthétique parmi d’autres, où l’intelligible ne serait qu’une puissance de la sensibilité, qu’il viendrait rehausser plutôt que de l’appauvrir, à moins qu’il n’accuse sa propre dégénérescence, comme du reste Whitehead à la suite de Hegel l’avait vu : la pétrification de son abstraction. Mais le plaisir esthétique est indissociable, comme la joie spinozienne, d’une augmentation de puissance propre.
Tel est bien l’effet du Capital. La joie que suscite sa lecture n’est pas du type de l’espérance (petite joie inconstante, encore selon Spinoza), une promesse que la connaissance fournit les moyens adéquats de triompher du monstre. Or c’est précisément à cet endroit-là que se joue, sinon le démontage, du moins l’affaiblissement du capitalisme. L’expérience esthétique de la lecture du Capital, qui est en même temps un exploit technique, une action3, dispense comme n’importe quelle autre activité autonome un surcroît de puissance qui mine précisément ipso facto, c’est-à-dire sans le chercher explicitement, le pouvoir d’anéantissement de toute appropriation à quoi se résume le capitalisme. Chaque fois qu’un corps gagne en puissance, le capitalisme, quasi-mégacorps, en pâtit localement.
Mais, dira-t-on, la critique est en l’occurrence une arme, pas seulement l’exercice joyeux d’une connaissance. Pour que joie il y ait, il faut de l’empathie entre les corps connaissant et connu, articulation. Or tel ne serait pas le cas avec la critique du capitalisme, ou de l’économie politique, qui n’en est que la respiration théorique4. Ici, la critique viserait à l’anéantissement de son objet. Scénario fort différent, en effet. Sans doute était-il aussi celui de Marx – outre le souci de faire œuvre d’art, donc. La critique comme prologue à la guerre faisait partie des mœurs dans un monde où la prétention d’en changer, de monde, constituait un tropisme de la vie intellectuelle. Aujourd’hui, plus personne ne peut sérieusement prétendre venir à bout du capitalisme ; c’est bien plutôt l’inverse qui s’observe, et la question qui demeure est, s’il en est : comment, ne fût-ce que par îlots, réchapper du naufrage et nous tirer de ce misérable cloaque, comment, à travers la férule périssable d’une féroce truandocratie globale, persister nous-mêmes comme biosphère et parmi elle ? Peut-on seulement envisager un épuisement vital suffisant pour ôter tout « combustible » au capital, et néanmoins assez incomplet pour laisser l’aventure se poursuivre ? Quoi qu’il en soit, après des siècles de contre-révolutions effroyables (bénies par les chefs mêmes du mouvement ouvrier !), l’heure est la trêve de plaisanterie révolutionnaire. Exit donc la critique comme guerre à son objet. Reste l’œuvre d’art.
Mais la participation à l’œuvre d’art ne serait-elle pas une sorte de guerre, elle aussi ? Sans doute, mais alors, à titre de Nachfolge. Autrement dit, non seulement cette participation commence quand la guerre au capitalisme, réelle comme imaginaire, est terminée et perdue, mais elle est l’occasion d’un effet antagonique sous une forme non explicitement polémique et, surtout, dérivée, non visée. Au lieu de provenir d’une composition avec l’objet, l’accroissement de puissance que suscite la critique est ici de l’ordre de l’introspection ; davantage de puissance propre naît de l’élucidation de cette même puissance dans et par l’effort théorique. La critique « comme guerre » constitue moins une communauté de guerriers qu’une communauté tout court. Marx attendait peut-être qu’après des siècles de lectures empressées par des militants, ces soldats sans solde, à qui il tardait de faire la révolution, cette guerre perdue d’avance, advienne enfin le temps des communautés d’hommes libres qui partageraient, entre autres, le goût de lire Le Capital. Exactement comme il comprit que la fin dernière de la Ligue des Justes (puis des communistes) à laquelle il participait se révélait dans ses réunions mêmes. Réunions de lutte qui étaient en fait réunions de vie : la fin s’y donnait dans le moyen. Ce temps, ce tempo, ce rythme de vie, éternel parce que sans passé qui ne dure, ni de futur qui ne soit déjà passé, nous ne dirons pas qu’il est enfin venu, parce qu’il n’a jamais cessé d’être. Mais, alors que nous sommes définitivement débarrassés du futur et que nous grappillons comme nous pouvons ce qui reste de passé, ce temps est plus que jamais le nôtre aujourd’hui.
1. Mythe savamment et récemment démonté par Jérémie Demaret dans un mémoire défendu à l’Université Libre de Bruxelles, non encore publié. N’entendons pas revenir, cela dit, sur la thèse de notre ouvrage Contrariété sans dialectique (L’Harmattan, 2011), où il est effectivement question du divorce prononcé par Marx entre société et État dans le brouillon de critique de jeunesse consacré au droit public hégélien. Cette critique porte de puissants accents libertaires, incontestablement (du moins, si l’on se permet l’usage rétroactif de cette terminologie), puisque le communisme y est présenté comme l’essence de la société contre l’État. L’angle sous lequel il s’agit de mettre l’anarchisme putatif de Marx en question n’est autre que celui du rôle accablant tenu par ce dernier dans l’effervescence politique de son temps, tout particulièrement dans le cadre de l’AIT, qui a fait la fin pathétique que l’on sait.
2. Marx déjà dans son adresse à la Ligue des communistes en 1850, citée dans le présent ouvrage : « il ne s’agit pas d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle » (p. 159).
3. Que nous entendons ici encore une fois au sens spinozien, comme l’affectqu’accompagne un effet dont le corps-suppôt est cause adéquate : où l’on voit que l’action est tout uniment un type d’affect, et non pas son contraire, comme si l’affect était toujours seulement passif.
4. Avec la charge de désordre que comporte toute production intellectuelle dans tout système de domination, celui-ci rendant possible celle-là comme spécialité de corps tout en mobilisant malgré lui ce qui, présidant à cette production, est spontanéité vivante et bricoleuse, et, partant, dérapage anti-systémique possible : l’imagination.