
14 € / 18.2 CHF
10 janvier 2012
130x200 cm
ISBN 978-2-940426-20-1
ISSN 1662-3231
Il n’y a pas de caractère romanesque ici. L’écrivain se dépossède de son pouvoir de démiurge. L’écriture est traversée de part en part par le politique, fondée sur le politique, c’est-à-dire sur l’histoire de chacun en tant qu’il est pris dans l’histoire collective. Au dernier chapitre, tous les thèmes se télescopent, les personnages, les faits, les lieux, l’écrivain. Dans ce bruit du monde surgit soudain la belle utopie d’une prise du pouvoir par le peuple italien, à la manière des Vietcongs à Saïgon, et, en parallèle, l’image d’une femme qui jouit — « Je suis pleine d’amour ». Marie-Noël Rio, Le Monde diplomatique, avril 2012.
À travers la mise en scène d’une multiplicité de consciences, d’idéologies et de langages différents, Nanni Balestrini se penche sur la valeur directement politique que fonde l’information dans les journaux où, pour reprendre les termes d’Umberto Eco, on relève « un inquiétant contraste entre la violence narrative des faits et la froideur de leur disposition distante sur les colonnes de plomb ». Cette violence est absorbée à son tour, de manière presque inconsciente, par le lecteur d’un journal d’actualité. Si l’imprécision du discours journalistique rend facilement manipulable l’opinion publique, la multiplication de fragmentents hétérogènes qui relatent le même événement sert à démontrer l’ambiguïté de tout discours prétendument objectif. Michèle Haenni, La Cité, juin 2012.
Composant une saisissante chambre d’échos, La violence illustrée s’attache à restituer les multiples expressions matérielles et symboliques, orales et textuelles, de la violence de cette époque [...] Julien Hage, Dissidences, février 2012.
Roman traduit de l’italien par Pascale Budillon Puma
Postface de Andrea Cortellessa + Lire
La violence est d’abord celle que subissent les textes dans le processus d’écriture utilisé par Nanni Balestrini ; textes d’origines diverses, souvent des coupures de presse relatant les mêmes faits avec des mots et des points de vue différents, parfois des œuvres littéraires, d’où il extrait des tronçons de phrases ; la recomposition qu’il en fait tient du tissage, par la réapparition du fil à intervalles dans la texture ; mais il s’agit d’un tissage irrégulier, où souvent se croisent des fils d’origines très éloignées, et les rencontres fortuites – apparemment fortuites – engendrent des ruptures de sens et des sens nouveaux. Violence faite à la langue comme métaphore de la violence vécue au quotidien ou en situation de crise ? Sans doute, cela est plus que jamais évident dans cette œuvre où sont présentes violence existentielle de la maladie et de la mort, violence prédatrice de la guerre, violence sociale des insupportables inégalités de condition et de l’exploitation du travail, violence réactionnelle de la rébellion individuelle ou de groupe et violence de la répression.
Nanni Balestrini est né à Milan en 1935. Membre du groupe des poètes d’avant-garde I Novissimi, il est parmi les fondateurs, en 1963, du Gruppo 63. Il travaille dans l’édition – comme directeur littéraire chez l’éditeur milanais Feltrinelli de 1962 à 1972 – et aussi pour le cinéma et la télévision. Il a dirigé les mensuels culturels Quindici et Alfabeta. Plusieurs de ses romans ont été traduits en français.
Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger.1- Walter Benjamin
Par ailleurs, la lecture de Nove n’était pas tout à fait inédite : Mario Spinella déjà, lisant Nous voulons tout à sa parution, put le comparer, et ce n’est pas un hasard, à la Chanson de Roland. Mais c’est l’intéressé lui-même qui l’a dit mieux que tout le monde, dans une récente interview, en parlant justement de Nous voulons tout :
J’ai fait la connaissance d’Alfonso, un ouvrier méridional qui m’a raconté son histoire. De là m’est venue l’idée de faire un livre en racontant son parcours par sa voix. Une voix collective, qui parle de ses expériences, mais elles sont absolument semblables à celles de milliers d’autres ouvriers comme lui. Je l’ai vu comme un roman épique : tandis que dans le roman bourgeois le héros est celui qui est différent des autres, qui lutte pour affirmer son individualité, ici le héros est un héros collectif, qui représente une lutte collective. […] J’ai essayé de raconter une histoire comme celles des poèmes épiques, faites de luttes, de batailles et de héros, mais qui se manifeste dans le quotidien des luttes de l’« ouvrier-masse ». Avec une structure verbale fondée sur des règles formelles, comme dans les poèmes. Comme on peut le voir, par exemple, par la division en laisses, qui ont un même nombre de lignes, etc.
C’est de toute évidence aussi une structure de poème que celle de la Violence illustrée, qui compose chacun de ses neuf épisodes d’un nombre semblable de « laisses », à la longueur elle aussi tendanciellement uniforme ; épisodes portant tous pour titres des termes formant une allitération en « d », et qui se rapportent à diverses formes d’écriture (Déposition, Description, Déduction, Dissertation, Divagation, Déportation, Déclaration, Documentation, Direction ; le goût de l’auteur pour la combinatoire et le « moyen-âge » se complaît aussi à mimer les coblas capcaudadas des anciennes compositions provençales – chaque épisode commence par un mot-clé prélevé dans l’épisode qui le précède – et adjoint en conclusion, à la fin, un dixième épisode qui a la fonction d’une stricte récapitulation de « l’envoi », dans la plus virtuose et combinatoire des formes poétiques médiévales, la sextine lyrique à retrogradatio cruciata).
Mais, à la différence de l’épopée traditionnelle, qui chante le récit des Origines sur un mode fabuleux justement parce que l’aède se place à grande distance des événements, celle de Balestrini est écrite « en direct », et prend donc plutôt le ton de la chronique : celui qui se distingue de la perspective de l’historien – pour utiliser un exemple topique – comme dans le cas du Fabrice del Dongo stendhalien, au milieu de la fureur et du chaos de la bataille de Waterloo.
Depuis le début de sa trajectoire, du reste, Balestrini n’a jamais fait montre d’une excessive confiance en l’histoire en tant que récit, c’est-à-dire (sur le mode dominant aux dix-neuvième et vingtième siècles) en tant que téléologie, ou, en d’autres termes, historicisme. Dans un petit poème de la très cruciale année 1963, intitulé Lo sventramento della storia (L’éventrement de l’histoire), on lit un fragment dont voici la teneur : « abolir la structure concentrationnaire qu’impose l’historicisme, la structure majoritaire/[…] qu’inévitablement impose l’intime fascisme de tous les historicismes ». Balestrini se place, c’est évident, du côté d’une histoire autre – « qu’une autre histoire est possible/si nous le voulons », lit-on dans l’incipit du petit poème, c’est-à-dire à l’opposé de la vision continuiste de l’historicisme traditionnel. En somme, à la façon de Benjamin, Balestrini est du côté d’une histoire comme montage : c’est-à-dire d’une histoire « brossage à rebrousse-poil ».
Ce n’est donc pas seulement en vertu du point de vue « interne », que – a récemment écrit Raffaele Donnarumma – « Balestrini poursuit un projet cohérent de contre-information ou contre-histoire, qui n’a pas d’équivalents, ni du fait de sa capacité à unir réalisme et avant-garde, ni du fait de son antagonisme politique », mais bien par ses modalités intrinsèques, les processus adoptés par son écriture. La tâche de l’écrivain en tant que chroniqueur, disons contre-historien, sera donc de démystifier le faux discours de l’histoire comme récit : un discours « faux » (a écrit Cecilia Bello Minciacchi en commentant justement Lo sventramento della storia) « dans sa structure même, faux parce que prêt à éclater (il suffit de connaître les points à forcer), faux parce qu’artificiel comme le continuum de l’histoire, partiel et tendancieux, et justement, en termes benjaminiens, à faire éclater ».
Avec l’attitude délicieusement « pratique » qu’on lui connaît bien (ce n’est pas par hasard qu’on trouve Come si agisce (Comment on agit) et Poesie pratiche (Poésies pratiques) parmi ses titres), Balestrini considère que les points sur lesquels faire levier pour démystifier l’historiographie « officielle » sont avant tout les « sources » sur lesquelles elle se fonde, et qui, on le sait, se partagent essentiellement entre documents écrits et témoignages oraux. Comme par hasard, ce sont justement les deux plans sur lesquels Balestrini joue tour à tour dans son travail d’écriture : en adoptant d’une part la perspective d’un ou plusieurs témoins (depuis l’ouvrier Alfonso de Nous voulons tout déjà cité jusqu’au jeune et anonyme habitant de Caserte de Sandokan, en passant par le militant Sergio des Invisibles), dont il enregistre la voix en direct ; d’autre part en destructurant la continuité de matériaux textuels donnés au moyen précisément de coupures, de combinaisons, d’un montage en somme. (Naturellement les deux procédés peuvent coexister et alterner comme – Balestrini le signale dans l’interview citée – il advenait avec les « tracts et les documents des luttes » présents à l’intérieur de Nous voulons tout).
Le cut-up textuel est en tout cas le procédé privilégié par sa production la plus proprement poétique, ainsi que celui adopté précisément par La violence illustrée, le livre qui sortit chez l’éditeur Einaudi en janvier 1976 (et peut-être justement à cause de cela, non inclus dans le cycle – plus rigoureusement « romanesque » et « oral » – de la Grande Rivolta (la Grande Révolte). Dans la filière, mentale et « pratique », qui conduit à La violence illustrée, le précédent le plus immédiat s’avère être une composition peu connue intitulée Vivre à Milan, que Balestrini a récemment récupérée (pour l’inclure dans une réédition de Blackout dans un volume autonome) dans un livre d’images d’Aldo Bonasia sorti la même année que La violence illustrée : ce qui lui donne l’occasion de définir Bonasia comme « le magnifique photographe qui a su comme peu d’autres rendre l’atmosphère et les tensions de ces années extrêmes ».
Lorsqu’on les regarde maintenant et donc après, ces photos de Bonasia – lequel fonda en 1972, il n’avait que vingt-trois ans, l’agence DFP (Documents for Press) et fut le reporter-photographe, c’est le cas de le dire, le plus en première ligne de ces années-là ; mais qui, après le cycle des conflits, ne reprit son activité que de façon épisodique, avant sa mort précoce en 1995 – elles sont vraiment un document extraordinaire, « épique », de ces années extrêmes : en particulier le dynamisme quasi futuriste (… mais live) des images de l’évacuation du Gallaratese en 1974 (les carabiniers à l’assaut, comme des lanciers de Boccioni ; puis immobiles, saisis dans un instant de perplexité soucieuse, comme dans la Jetée de Chris Marker…), c’est un équivalent visuel impressionnant du plus tumultueux des épisodes qui composent La violence illustrée, le sixième, intitulé Déportation, visez les points noirs ou c’est des fascistes ou c’est des carabiniers, dans lequel est décrite l’évacuation manu militari d’immeubles occupés dans une banlieue romaine cette fois (et cela vaut la peine de signaler que dans l’édition Einaudi le sous-titre – qui comme tous les autres est la citation d’un slogan ou en tout cas d’un texte de l’époque – avait été prudemment remplacé par une file de « points noirs », justement).
Dans Vivre à Milan trois « flux » d’information (la théorie de l’information, on le sait, avait beaucoup compté dans les années d’apprentissage de Balestrini), concernant tous un même fait divers (l’attaque contre les bureaux de la perception municipale gérée par la fondation CaRiPlo), sont mêlés dans une structure rigidement codifiée qui souligne et met à nu la distance infranchissable qui sépare les trois comptes-rendus, caractérisés chacun par un langage différent, et, c’est évident, par une idéologie différente (je recompose arbitrairement, pour être clair, les incipit de chacun : « s’il y a un psychiatre dans Milan qu’il s/e manifeste voici le cas il y a d/eux villes l’une travaille ou perd son tra/vail […] et il y/a une autre Milan infiniment plus pe/tite même si infiniment plus bruyan/te qui semble devenir folle »2 etc. ;
« c’est une histoire d/e fantômes ce sont des fantômes agressifs et violents qui/brisent les vitrines à coups de pierres et d/e barres contre les voitures les plus ef/frontément luxueuses »3 etc. ; « en profitant du fait qu’un emplo/yé entrait dans l’immeuble resté jus/qu’alors fermé le groupe s’es/t précipité en hurlant dans le/salon où travaillaient cert/ains salariés l’employé a été f/lanqué contre un mur alors que l/es agresseurs coupaient les fils du t/éléphone brisaient deux vitres à c/oups de barre »4 etc.). Il n’est évidemment pas prévu que l’auteur intervienne, si ce n’est – comme toujours – au stade du montage : lequel, en juxtaposant des segments arbitraires des trois « flux », montre du doigt comment la succession même des événements, et donc la chaîne des causes et des effets, peut changer de signe – et donc de sens – avec le changement du point de vue.
Malgré la texture différente des fragments – qui dans Vivre à Milan, composition de onze pages, est très dense et qui, on l’a vu, n’hésite pas à briser les mots eux-mêmes – c’est la même technique que celle adoptée dans la Violence illustrée : dans le second chapitre par exemple, Description, encore une fois la guérilla s’est déchaînée dans les journaux de Milan, où est racontée la fameuse « bataille de Via Solferino ». Entre le 7 et le 8 juin 1968, des milliers de manifestants donnent l’assaut au siège du « Corriere della Sera », en accusant le journal de la bourgeoisie italienne d’avoir instruit contre le Mouvement ce qu’aujourd’hui on appellerait un véritable procès médiatique : après l’épisode encore plus fameux de la « bataille de Valle Giulia », à Rome le 1er mars précédent, ceci fut un des premiers affrontements violents entre les jeunes et les forces de l’ordre, un exemple de « guérilla urbaine » précoce et retentissant par ses proportions et sa « scénographie » (les bombes lacrymogènes lancées par la police et les cocktails molotov des manifestants composent ensemble une « nuée de gaz » qui va longuement se refuser à évacuer le ciel de la ville ; et qui semble donner un corps fantomatique à une image depuis longtemps installée dans l’imagination de Balestrini, celle du « nuage » qui « prend la forme bien connue du champignon » dans les passages du Journal d’Hiroshima de Michihito Hachiya, qu’il a utilisés cybernétiquement en 1962 pour Tape Mark 1).
Balestrini en rapporte une série de versions différentes, en découpant dans des comptes-rendus de journalistes des « laisses » dont chacune est apparemment dotée de sens – à la différence donc de la frénétique composition de Vivre à Milan – mais en mélangeant les séquences, de sorte qu’il est impossible au lecteur d’adhérer à un jugement univoque sur les faits. Par exemple, pour l’un des résultats les plus graves de cette journée, l’hospitalisation d’un passant âgé moribond, si l’on s’en tient à la quatrième « laisse » on ne sait pas si on doit imputer la faute aux manifestants ou aux policiers « Il semble qu’il ait été frappé à la tête par un caillou ou par une grenade lacrymogène et qu’il se soit ensuite heurté à un poteau métallique de signalisation enfin sur la civière il a eu un infarctus », tandis que si on lit la sixième, la responsabilité de la police apparaît sans l’ombre d’un doute « Un passant âgé touché par un fumigène au front a été hospitalisé dans des conditions désespérées à la polyclinique », et elle est réaffirmée dans l’avant-dernière avec un luxe de détails effroyables « Une grenade lacrymogène l’a frappé en plein front et lui a littéralement enlevé le cerveau », mais en ramenant la cause première de l’événement à « un des innombrables affrontements entre gauchistes et forces de l’ordre ». À un moment donné du quatrième épisode du livre, est utilisée une expression plutôt usée, « les faits parlent d’eux-mêmes » : pour démontrer ironiquement que c’est plutôt l’exact contraire qui est vrai. Ils parlent, c’est vrai, les « faits » divers tout seuls : mais leur langue, c’est Babel, et leur sens est indicible.
C’est à une véritable mise en abîme que recourt Balestrini pour montrer – en décrivant une bataille sur le front de l’information, celle qui se déroule sous les fenêtres du plus grand quotidien italien – les ambiguïtés informatives au moyen desquelles se compose précisément le « faux » de l’histoire comme récit. Et, usant d’un artifice métalinguistique, il souligne cette dysfonction, dans la dernière laisse de l’épisode, en altérant la composition du texte comme si les lignes de plomb utilisées à l’époque par le prote avaient été bouleversées dans le désordre des événements (la ligne suivant le texte ajoute en effet ceci : « Les lignes de plomb ont été mises sens dessus dessous ») : « Une bombe molotov a atterri dans un bureau. L’essence qui a giclé à l’intérieur a brûlé les meubles et les papiers. La fenêtre de la salle des téléscripteurs a aussi été touchée. Les heurts se sont poursuivis dans d’autres lieux de la ville jusqu’à 20 heures. Les lignes de plomb… » (p. 33).
Difficile de ne pas penser, à propos de cet épisode, à la perspective multiple de certains chapitres de l’Ulysses de Joyce, en particulier le septième (intitulé – dans les « résumés-clés-squelettes-schémas » laissés par l’auteur à ses amis – Eolo ou bien Le journal)5 qui met en scène justement le monde de l’information, puisqu’il se déroule dans la rédaction du « Freeman’s Journal », le journal catholique où travaille Leopold Bloom, et il le fait en utilisant précisément les titres comme matériau, ceux-ci interrompant la narration en la détournant ; et le dixième (Les Rochers Errants ou bien Les rues), qui « encadre » le cortège du vice-roi britannique et la promenade du jésuite Conmee, traversant Dublin, depuis dix-huit perspectives différentes et simultanées (dans ce cas aussi figure en conclusion un petit chapitre surnuméraire et récapitulatif). Et qui sait si de cette façon, par la médiation du grand expérimentalisme moderne de Joyce, n’arrivent pas jusqu’à Balestrini les ultimes résultats de ce qui avait été, précédemment, une grande technique naturaliste : celle de Zola qui, pour rendre le désarroi consécutif à la défaite française de Sedan, dans la guerre franco-prussienne de 1870, rapportait déjà des extraits contradictoires de la presse de l’époque, et chez qui donc – pour citer un de ses récents et pénétrants interprètes, Pierluigi Pellini – « le problème de l’information prend un caractère central obessionnel : des rumeurs contradictoires parcourent les campements et les champs de bataille, et désorientent les anti-héroïques personnages ; de sorte que passent au second plan l’importance et la réalité même des faits de guerre. »
La stratégie varie dans d’autres épisodes de La violence illustrée : au lieu de juxtaposer différentes versions d’un même événement, ils « illustrent » des événements différents, apparemment assez éloignés les uns des autres : le voisinage des extraits d’articles relatifs à chacun, produit évidemment des étincelles, c’est-à-dire des liens révélateurs qui en clignotant « éclairent » – illustrent, précisément – les deux termes de la relation obtenue. Que l’on songe au troisième épisode, qui opère un « montage alterné » d’une visite du Président Leone aux patients d’un hôpital napolitain pendant l’épidémie de choléra de 1973 et des « morts blanches » de plusieurs ouvriers victimes d’une fuite de gaz (capcaudada par le finale de l’épisode précédent qui se concluait précisément, comme nous l’avons vu, sur le « nuage de gaz » qui s’élevait au-dessus du champ de bataille de Via Solferino) ; le montage à son tour crée un lien avec l’épisode suivant, consacré à la « vie la mort et la répartition du butin de monsieur O », c’est-à-dire du milliardaire grec Aristote Onassis (mort après une longue agonie en mars 1975) : Leone, à la sortie de l’hôpital napolitain, est désinfecté au spray, à toute vitesse, parce qu’« ensuite », conclut la clausule de l’épisode, qui introduit ainsi tout de suite le suivant, « il va rendre visite à un de ses patrons dans une autre clinique où il est en train de mourir dans le prochain chapitre ».
Jamais mieux que dans ce cas ne se vérifie la thèse d’un des premiers, et des plus complices, parmi les critiques qui ont rendu compte de La violence illustrée (d’ailleurs en un lieu pas du tout innocent, le « Corriere della Sera » lui-même), je veux dire Umberto Eco : pour qui, contre le parti-pris d’impersonnalité absolue assumé par l’auteur, « le jugement existe, mais tout entier dans la manière de monter son propre matériau ». (Ce qui est naturellement valable aussi dans les cas où il m’arrive d’avoir un jugement différent : comme dans le cas d’un « Sillabario » de Goffredo Parise – si je ne me trompe pas, le seul texte littéraire qui a eu l’occasion de passer sous les ciseaux de Balestrini : et qui a été lu par lui, comme c’était du reste une pratique commune en ces années-là, uniquement comme manifeste du début du « reflux » sentimentalo-bourgeois et du plus impolitique « retour au privé » – dans le huitième épisode, intitulé Documentation, à la violence réactionnaire des institutions bourgeoises répondons par la violence révolutionnaire, « monté » en contraste délibéré avec le compte-rendu des luttes ouvrières à la mythique grille 11 de Mirafiori).
Il est assez proche, ce procédé que nous venons de décrire, de celui utilisé exactement dix ans auparavant par Balestrini à sa première publication « romanesque », Tristan (qui de ce point de vue – se surprend-on à penser, en dépit de la température « politique » bien différente de leurs temps de composition respectifs – composerait donc avec La violence illustrée et Blackout une trilogie parallèle et alternative à celle que forment Nous voulons tout, Les invisibles et L’éditeur) : lequel – comme j’ai essayé de le démontrer en une autre occasion – empruntait la philosophie de sa composition, pour ainsi dire, aux pratiques du « multiple » communes aux arts visuels de son temps ; et de plus, malgré l’ostentation d’une abstraction narrative provocatrice, il en résultait des effets flagrants et on ne peut plus séduisants de représentations visuelles. En partie à cause de l’usage – parmi les textes « source » découpés – de manuels de photographie et de comptes-rendus de films, et peut-être même au-delà des intentions de l’auteur, dans Tristan se détachent des gestes, des attitudes, d’inoubliables « images » en somme : dont la force de séduction plastique écarte toute hypothèse d’opération purement expérimentale et vouée à une démonstration intellectuelle.
C’est un fait que La violence illustrée – dont le titre veut parodier celui des magazines de l’époque comme « Storia illustrata » (publié de 1957 à 1990) – garde elle aussi, trente ans après, une extraordinaire force d’ironie. Ce n’est pas par hasard que Gian Paolo Renello a parlé d’une narration qui « suit en prise directe plusieurs éléments de l’événement en se déplaçant continuellement de l’un à l’autre ou en les filmant de points de vue différents, comme avec une caméra. » Mais de fait, un tel degré de visualité ne saurait étonner, si l’on pense au précédent immédiat de Vivre à Milan (quasi légende poétique, on l’a vu, pour les photographies de Bonasia) et aussi à un autre, plus éloigné dans le temps mais peut-être aussi plus proche dans la forme, qui est à reconnaître dans les collages visuels de Carnevale 1965, réalisés donc juste un an avant Tristan : de grands panneaux dans lesquels, sur fond d’épreuve d’un numéro de « Rinascita », Balestrini collait des titres provenant d’autres articles, avec des caractères dont le format était différent de ceux de dessous, et qui se détachaient sur eux aussi grâce à de vifs contrastes de couleurs. Aujourd’hui nous savons qu’au moins deux autres des Novissimi de 1961 pratiquèrent à leur tour, pendant ces années-là, des expériences de poésie visuelle fondées sur la technique du collage ; mais, à la différence d’Antonio Porta et d’Alfredo Giuliani, Balestrini, nous le savons – à part, naturellement, le fait qu’il persévère dans la voie du cut-up, forme qui est son équivalent sur le plan littéraire – continuera dans la pratique du collage visuel pour aboutir récemment à des résultats assez éloignés de ceux des Sixties, et caractérisés par un extrême raffinement formel, de sorte qu’Achille Bonito Oliva a pu parler « d’un franchissement de frontière inter-disciplinaire non pas pur et simple, mais nécessaire pour fonder une péripétie esthétique liée à un processus de connaissance » ; on a vu en effet de quelle façon les pratiques de l’interruption et du montage sont orientées, par Balestrini, vers une âpre remise en cause de la dimension historique de l’existence, et en particulier de la connaissance historiographique. En somme : c’est comme si La violence illustrée, avec les scintillants éclairs de ses courts-circuits verbaux, avait figurativement anticipé (au sens d’Auerbach) le geste – qui allait être accompli dans l’extraordinaire Blackout – d’associer un contingent d’images à proprement parler, à la façon de Breton et Brecht et, plus tard, de Sebald, au texte verbal : « illustré » donc, à ce niveau, au sens plein (et pluriel).
Cela constitue une réponse éloquente – à ce qui apparaît a posteriori comme un destin tout tracé – que, au faîte du cycle des révoltes, puisse faire son apparition un texte comme La violence illustrée, totalement « exotérique » et manifeste, visible en somme par excellence (dès la couverture de l’édition princeps, une BD clinquante de Pablo Echaurren) ; alors que la métaphore utilisée par Balestrini pour caractériser le repli et la course à l’abîme de ces mêmes révoltes – d’abord dans la clandestinité, puis dans la damnatio carcérale – sera précisément celle de l’invisibilité. Même si Sergio et les autres prisonniers enfermés, dans l’inoubliable dernière page des Invisibles justement, essaient de se mettre en lumière, de s’illustrer eux-mêmes et leur propre condition : en allumant des torches « avec des lambeaux de draps attachés ensemble et bien serrés on les imbibait d’huile »6, enfilés tant bien que mal « dans les trous des grillages ». Vaine tentative : « les seuls qui auraient pu apercevoir ces torches c’étaient les rares automobilistes qui fonçaient sur le ruban noir de l’autoroute minuscules très éloignés à quelques kilomètres de la prison ou peut-être un avion qui passe là-haut mais ils volent très haut là-haut dans le ciel noir silencieux et ils ne voient rien ».
Mais cette « parenté » avec Tristan, subtile et quasiment secrète, nous aide à mieux comprendre un autre aspect encore, de La violence illustrée, qui a fait tordre le nez à certains lecteurs qui, malgré leur intelligence, ont pris la conclusion du texte dans le mauvais sens. Le dixième épisode, Démonstration, écriture et destruction écriture et libération, a, on l’a dit, avant tout la fonction de récapituler, dans un raccourci à rythme soutenu, les thèmes (et les images) des neuf sections précédentes. Mais ce n’est pas du tout la seule, ni la plus importante, de ses dimensions. Il s’agit aussi, avant tout, de l’insertion la plus explicitement métalinguistique du livre (et ce n’est pas un hasard s’il mentionne le geste de l’illustration) :
« La sensation que ta tête éclate la sensation que ton crâne puisse t’être arraché en explosant […]. L’exigence de s’emparer de l’objet de la plus petite distance possible dans l’enquête ou mieux dans l’illustration dans la reproduction ». Dans les premières laisses de l’épisode, le dépaysement perceptif (Gianni Celati parlera à ce sujet de disambientamento) reçoit d’abord des connotations surtout négatives (« c’est absolument insupportable matons visites cours on dirait un film mal de tête flashes incontrôlables la construction des phrases la grammaire la syntaxe »), mais à un moment donné il prend un tournant positif inopiné, et même carrément euphorique (avec l’évocation symptômatique de l’image et d’un de ses instruments le miroir déformé) : « La sensation que le temps et l’espace s’encastrent l’un dans l’autre la sensation de se trouver dans l’espace d’un miroir déformé vacillement puis épouvantable euphorie quand on sent quelque chose ». Ce que l’on sent est, précisément, l’écho sensoriel de La violence illustrée (tout de suite après vient, de fait, la synthèse du second épisode, peut-être le plus chargé d’images, celui de la « bataille de Via Solferino »).
C’est justement la traduction de l’histoire, ou de l’Histoire, en termes tout à fait pré-politiques – spécifiquement sensoriels, de fait, pour ne pas dire sensualistes – qu’évoque le dernier et le plus « scandaleux », le plus « violent » peut-être des « montages » opérés par La violence illustrée : celui qui associe inséparablement les « dizaines de milliers » d’une multitude ouvrière (« impossible de les compter éparpillés et combatifs comme ils étaient accourus tout seuls de leurs usines venus en car de la province encore en bleu de travail ») à la « chaude sensation de sueur » et au « bain chaud de plaisir » d’un unique individu désirant, à la « sensation très intense une tension physique qui devient de plus en plus forte et de plus en plus vibrante », en somme à l’irrésistible orgasme d’une femme : « le centre ville est complètement aux mains des ouvriers dans une atmosphère enthousiasmante. Une sensation de vertige de perte de moi-même comme si je n’existais pas en tant que corps mais seulement comme sensation comme si chaque nerf de mon corps devenait vivant et se mettait à penser la sensation d’un nœud dur qui éclate et fluctue soudain et j’apprécie beaucoup cette sensation et je suis pleine d’amour. »
Il ne s’agit pas d’un « oui » tellement différent dans son esprit de celui que crie, à la fin d’Ulysses, Penelope-Molly Bloom : comme pour Stephen Dedalus, et comme pour leur auteur, pour elle aussi « l’histoire est un cauchemar dont elle essaie de s’éveiller ». Et à cette fin, tous les moyens sont bons. Mais du reste Tristan aussi, à commencer par son titre avec ce qu’il fallait d’ironie, était en fin de compte une belle combinaison de « vers d’amour et de proses de romans » : où l’énergie figurative et sensorielle tendait jusqu’à la souffrance l’attention du lecteur-individu, en le poussant sans cesse à la recherche spasmodique d’un sens (la fiction, avait noté en 1972 Jacqueline Risset, comme « lieu de l’objet de désir » et la lecture, donc, comme « épreuve de ce désir du signifié, d’un signifié qui arrête enfin le texte dans son glissement perpétuel »). Ce qui s’est passé, à la fin de La violence illustrée, c’est que cette même tension désirante s’est déplacée de la conscience d’un sujet individuel – en passant par un « devenir-femme » ô combien programmatique – à la sphère d’une collectivité sans visage et sans nom.
Il n’y a guère besoin de préciser de quelle façon l’érotisation du politique se révélera justement comme la dimension spécifique d’un mouvement, celui de 1977, jamais éprouvée à ce niveau-là auparavant (même s’il n’avait certes pas manqué des signes précurseurs). Mais à ceux qui aujourd’hui, plongés dans un monde sans révoltes et sans amour, se moquent dans leur malheur de l’improbabilité de ce « nœud dur qui éclate et fluctue soudain », il faudra rappeler que, un an plus tard, de fait l’improbable et l’impossible – ne serait-ce que pendant quelques semaines seulement – deviendront réels. C’est à ce moment-là que se terminaient, de façon soudaine et définitive, 1968 et sa déferlante. Et, au milieu de contradictions parfois effrayantes, commençait une autre histoire, une histoire destinée à durer peut-être trop peu. Mais enfin une autre histoire : possible.
1. W. Benjamin, Sur le concept d’histoire (1940), trad. française par Maurice de Gandillac,
Rainer Rochlitz et Pierre Rusch in Œuvres, tome III, Gallimard, Folio Essais, 2000. [NdT]
2. N. Balestrini, Vivre à Milan (1975), trad. française par A. Tosatti in Blackout, Genève, Entremonde, 2011, p. 11-12. [NdT]
3. Ibid., p. 11.
4. Ibid., p. 11-12.
5. J. Joyce, Ulysse (1922), trad. française par A. Morel, vol. 1, Gallimard, Folio, 1972. [NdT]
6. N. Balestrini, Les invisibles (1987), trad. française par M. Fusco et C. Moiroud, Paris, P.O.L, 1992, p. 311. [NdT]