collection
— Rupture
Roman traduit de l’italien par Ada Tosatti
Preface de Roberto Saviano + Lire
Premier roman à déchirer le voile d’indifférence et d’omertà qui couvre le crime organisé du sud de l’Italie, Sandokan confirme le courage avec lequel Nanni Balestrini fait de la littérature un puissant instrument d’exploration de la réalité et de dénonciation. Deux ans avant le célèbre Gomorra de Roberto Saviano, ce roman de Balestrini met à jour les liens profonds entre la Camorra et les milieux politiques, entre l’économie souterraine et l’économie officielle et montre comment les ramifications internationales de la Camorra s’étendent de la gestion agricole à la drogue, du commerce des armes à celui des déchets. Un système gouverné uniquement par la logique du profit, dans des villages-bunkers meurtris par la violence quotidienne, les crimes impunis, la lutte sanglante entre bandes, que l’on découvre par le flux de paroles irrépressible et lucide qui jaillit de l’expérience vécue d’un jeune méridional ayant refusé toute accointance avec ces milieux.
Nanni Balestrini est né à Milan en 1935. Membre du groupe des poètes d’avant-garde I Novissimi, il est parmi les fondateurs, en 1963, du Gruppo 63. Il travaille dans l’édition – comme directeur littéraire chez l’éditeur milanais Feltrinelli de 1962 à 1972 – et aussi pour le cinéma et la télévision. Il a dirigé les mensuels culturels Quindici et Alfabeta. Plusieurs de ses romans ont été traduits en français.
Quand ce livre de Nanni Balestrini fut publié, plusieurs d’entre nous – qui vivions dans un territoire plongé dans l’ombre – ont eu la sensation qu’il se passait enfin quelque chose. Ce quelque chose était la littérature, capable d’ouvrir comme un passe-partout les grilles de l’histoire de ce territoire. Raconter était enfin possible. Et c’était même nécessaire pour tenter une quelconque résistance. « Ici il y a un petit pont qui relie notre village au village voisin et au milieu du pont il y a un panneau où il y a écrit Bienvenue à mais le nom du village ne se lit pas car il est effacé par une quantité de trous noirs ». C’est le panneau qui donne la bienvenue à Casal di Principe, village sous tutelle, où rien n’est permis, avec les trous des projectiles qui mettent en garde. Sous le pont qui conduit au village déferle le fleuve en crue des paroles de Nanni Balestrini, des mots entrelacés qui se superposent et s’enchaînent, sans aucun appui qui donnerait au lecteur la possibilité de se reposer et reprendre haleine.
Sandokan n’est pas un roman sur la camorra, ce n’est pas non plus un reportage romancé, ni une enquête ; c’est un flux d’expériences et de réflexions, une trace pérenne, une phénoménologie de l’existence à l’époque de la camorra. C’est en effet un récit sans ponctuation, comme peut l’être l’oralité d’une discussion échangée dans un bar de province dans la désolation d’un après-midi. Et d’ailleurs, il s’agit bien d’une discussion dans un bar. La voix du narrateur est celle d’un jeune homme qui voit sa vie se former et se construire dans le laps de temps où le clan des Casalesi a atteint, avec Antonio Bardellino, le sommet le plus élevé de l’économie mondiale et du pouvoir politique et militaire. Vendettas, escroqueries, opérations financières, morts innocents, élections truquées, une province d’Italie – celle qui ressort des paroles du jeune homme – qui facture des capitaux astronomiques ensuite investis n’importe où dans le monde grâce à la mortification de ce territoire. Une accumulation dont l’origine violente se métamorphose ensuite en économie légitime, en opulence bourgeoise. La dialectique entre économie légale et illégale est extrêmement rapide, les périmètres de l’une et de l’autre souvent se confondent. Balestrini parvient à rendre ce mélange entre la barbarie militaire finalisée à la « récolte » du capital et l’intelligence et la sagacité entrepreneuriale capable d’investir et de se rendre compétitive sur les marchés nationaux et internationaux.
Le titre du livre, Sandokan, est une référence symbolique à l’actuel chef du clan des Casalesi et au nom épique qu’on lui avait donné dans son village car il ressemblait à Kabir Bedi, le mythique Sandokan de la télévision. Et c’est ainsi que commence le récit de Balestrini, par l’arrestation de l’illégitime héritier au trône d’Antonio Bardellino, par la sortie de scène apparente mais non essentielle du chef des chefs. Malgré le titre toutefois, les vrais protagonistes de Sandokan sont justement Bardellino et son pouvoir exponentiel, sa capacité à organiser un clan semblable à l’ensemble de la Mafia, en mesure de prendre le contrôle de la Nouvelle Famille, le groupe criminel-entrepreneurial-politique qui s’est opposé à la NCO1 de Cutolo et qui a su impliquer dans ses trafics les politiciens démocrates-chrétiens et socialistes les plus importants des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.
Le phénomène Bardellino est exemplaire pour sa trajectoire foudroyante et dévastatrice, pour son incidence dans le tissu social, pour l’usage enfin qu’il a su faire des techniques les plus modernes de la finance mondiale et du commerce international, efficacement appliquées à l’industrie du crime. Le plus étonnant c’est que très peu de personnes – je me réfère surtout aux intellectuels et aux artistes – se sont aperçues de ce qui était en train de se passer dans la province de Caserte pendant les années quatre-vingt et encore moins de personnes ont considéré que ces histoires étaient dignes d’être racontées. Sur les gangsters américains, un phénomène moins puissant si on le compare à la camorra, on a écrit des romans, des essais, on a tourné des chefs-d’œuvre cinématographiques qui ont contribué à le combattre. En Italie quelque chose de semblable a été fait dans les années soixante-dix avec les films de Francesco Rosi, puis plus rien.
Beaucoup de temps s’est écoulé avant qu’on ne s’aperçoive que la camorra est une calamité internationale, avec des liens et des collusions très étendues à tous les niveaux. Il a fallu encore plus de temps avant que l’invisibilité qui la protège ne se fissure. Il faut dire, néanmoins, à la décharge partielle de ceux qui n’ont pas vu ou compris ce qui se passait, que le silence ayant entouré pendant presque vingt ans les « exploits » des Casalesi est un acte de génie qu’il faut leur attribuer. À la différence d’autres groupes criminels, la camorra a toujours agi dans l’ombre. Dans les zones qu’elle contrôlait elle a imposé un ordre qui faisait en sorte que les projecteurs des forces de l’ordre soient tournés ailleurs. Tout cela en profitant de l’attention réservée à Cosa Nostra qui tuait de façon éclatante des juges et des journalistes, en attirant donc sur elle toute l’attention nationale et internationale.
Sandokan a été publié pour la première fois en avril 2004 chez Einaudi et avant même que le roman ne sorte les avocats des boss ont demandé la saisie du livre ainsi que le transfert du procès contre le clan des Casalesi, pour cause de « suspicion légitime ». Dans une interview Balestrini avait anticipé le sujet du roman et les avocats de Sandokan avaient vite demandé qu’il ne soit pas publié car pouvant influencer le procès : la requête fut rejetée mais les attaques contre le roman ne cessèrent pas. Il y eut immédiatement une deuxième plainte, après la publication, qui a été classée seulement en 2008. Le premier chapitre du livre, qui raconte l’arrestation de Sandokan, avait été considéré comme offensant à l’égard de la femme et des filles du boss car – disaient les avocats – Francesco Schiavone y était décrit comme un criminel. Paradoxalement, Balestrini n’avait fait que réaliser un collage en utilisant des phrases tirées d’articles parus à l’époque dans les quotidiens locaux. Il n’avait donc rien modifié. Entre-temps Schiavone a été condamné mais l’éditeur a suspendu, par mesure de précaution, la republication du livre qui était épuisé depuis longtemps. Finalement, depuis la fin du procès, Sandokan est à nouveau dans les librairies.
Balestrini a raconté une histoire collective en cristallisant les moments significatifs de notre présent avec un langage choral capable de mettre en scène des situations exemplaires. Tout cela, sur le plan littéraire, donne lieu à un style épique qui peut avoir une très grande valeur de dénonciation morale et civile bien que ce soit au lecteur lui-même de la faire ressortir. Après avoir lu le livre, le bruit déchirant des chouettes crucifiées se prolonge dans nos oreilles. C’est une tradition très ancienne, en effet, que de crucifier des chouettes – qui hurlent à la mort à cause de la douleur – aux portes cochères des fermes. Une façon d’effrayer, par ces hurlements déchirants, les mauvais esprits qui s’approchent du territoire. C’est ce que de nombreux paysans ont fait quand Antonio Bardellino avait été tué, en présageant que cette mort amènerait des effusions de sang dans toutes les familles. Ces hurlements résonnent encore en nous mais ils ne nous servent pas tant à chasser les esprits qu’à nous faire percevoir les ténèbres qui nous habitent.
1. Nuova Camorra Organizzata