collection
— Cahiers
8 € / 10.4 CHF
12 juillet 2010
11x18 cm
ISBN 978-2-940426-07-2
ISSN 1662-8349
Textes choisis
Essai traduit de l’allemand
précédé de Otto Rühle et le mouvement ouvrier allemand par paul mattick + Lire
L’expérience historique nous apprend que tous les compromis conclus entre la révolution et la contre-révolution ne peuvent profiter qu’à cette dernière. Toute politique de compromis est une politique de banqueroute pour le mouvement révolutionnaire. Ce qui avait débuté comme un simple compromis avec la social-démocratie allemande a abouti à Hitler. Ce que Lénine justifiait comme un compromis nécessaire a abouti à Staline. En diagnostiquant comme maladie infantile du communisme le refus révolutionnaire des compromis, Lénine souffrait de la maladie sénile de l’opportunisme, du pseudo-communisme.
Écrit en 1920, ce petit texte résume les positions antiparlementaristes de Rühle qui lui valurent son exclusion du KAPD. Il y plaide pour une action ouvrière radicale et décentralisée, en rupture avec toute forme de parti. Le texte est complété par La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme, une critique virulente de toutes les tendances du léninisme, écrite initialement en 1939, mais publiée pour la première fois seulement en 1971, 28 ans après la mort de l’auteur. Rühle y affirme que la lutte contre tout autoritarisme à l’intérieur du mouvement ouvrier est tout aussi importante que la lutte contre le fascisme. Ces deux textes sont accompagnés d’une introduction de Paul Mattick.
Ancien député social-démocrate allemand, Otto Rühle évolua au sein de l’opposition de gauche. Membre fondateur du Spartakusbund, puis délégué au conseil ouvrier et militaire de Dresde en 1918. Il s’opposa à Rosa Luxemburg sur la question des élections.
L’activité d’Otto Rühle dans le mouvement ouvrier allemand fut liée au travail de petites minorités à l’intérieur et à l’extérieur des organisations ouvrières officielles. Les groupes auxquels il a directement adhéré n’eurent à aucun moment une importance véritable. Et même à l’intérieur de ces groupes il occupa une position spéciale ; il ne put jamais s’identifier complètement à aucune organisation. Il ne perdit jamais de vue les intérêts généraux de la classe ouvrière quelle que soit la stratégie politique qu’il ait soutenue à un moment particulier.
Il ne pouvait pas considérer les organisations comme une fin en soi mais simplement comme des moyens pour établir des relations sociales réelles et pour le développement plus complet de l’individu. À cause de ses larges conceptions sur la vie, il fut par moments accusé d’apostasie, et pourtant il mourut comme il avait vécu. Socialiste dans le sens réel du mot.
Aujourd’hui, tout programme et toute désignation ont perdu leur sens ; les socialistes parlent un langage capitaliste, les capitalistes un langage socialiste, et tout le monde croit à tout et à rien. Cette situation est simplement l’aboutissement d’une longue évolution commencée par le mouvement ouvrier lui-même. Il est maintenant tout à fait clair que seuls ceux qui, dans le mouvement ouvrier traditionnel, ont fait opposition à ses organisations non démocratiques et à leurs tactiques, peuvent être appelés proprement socialistes. Les chefs ouvriers d’hier et d’aujourd’hui n’ont pas représenté et ne représentent pas un mouvement d’ouvriers, mais un mouvement capitaliste d’ouvriers. C’est en se tenant en dehors de ce mouvement qu’il est possible de travailler en vue de changements sociaux décisifs. Le fait que Rühle soit resté un indépendant, même à l’intérieur des organisations ouvrières dominantes, est une preuve de sa sincérité et de son intégrité. Sa pensée toute entière fut cependant déterminée par le mouvement auquel il s’opposait et il est nécessaire d’en analyser les caractéristiques pour comprendre l’homme lui-même.
Le mouvement ouvrier officiel ne fonctionnait ni en accord avec son idéologie primitive, ni en accord avec ses intérêts immédiats réels. Pendant un certain temps, il servit d’instrument de contrôle pour les classes dirigeantes. Perdant d’abord son indépendance, il dut bientôt perdre son existence même. Les intérêts investis en régime capitaliste ne peuvent se maintenir que par l’accumulation du pouvoir. Le processus de concentration du capital et du pouvoir politique contraint tout mouvement socialement important à tendre soit à détruire le capitalisme, soit à le servir de façon conséquente. L’ancien mouvement ouvrier ne pouvait pas réaliser ce dernier point et n’avait ni la volonté ni la capacité de réaliser le premier. Contraint à être un monopole parmi les autres, il fut balayé par le développement capitaliste qui tend à la direction monopoliste des monopoles.
Dans son essence, l’histoire de l’ancien mouvement ouvrier est l’histoire du marché capitaliste abordé d’un point de vue prolétarien. Les lois du marché devaient être utilisées en faveur de la force de travail en tant que marchandise. Les actions collectives devaient aboutir aux salaires les plus élevés possibles. Le pouvoir économique ainsi obtenu devait être consolidé par voie de réforme sociale. Pour obtenir les plus hauts profits possibles, les capitalistes renforçaient la direction organisée du marché. Mais cette opposition entre le capital et le travail exprimait en même temps une identité d’intérêts. L’un et l’autre encouragent la réorganisation monopoliste de la société capitaliste, bien qu’assurément, derrière leurs activités consciemment dirigées, il n’y ait finalement rien d’autre que le besoin d’expansion du capital même. Leur politique et leurs aspirations, quoique tenant compte de faits et de besoins particuliers, étaient cependant déterminées par le caractère fétichiste de leur système de production.
Mis à part le fétichisme de la marchandise, quelque signification que les lois du marché puissent prendre par rapport à des pertes ou à des gains particuliers, et bien qu’elles puissent être utilisées par tel ou tel groupement d’intérêts, en aucun cas elles ne peuvent être utilisées en faveur de la classe ouvrière prise comme un tout. Ce n’est pas le marché qui détermine les relations sociales régnantes et gouverne le peuple, mais plutôt le fait qu’un groupe séparé dans la société possède ou dirige à la fois les moyens de production et les instruments d’oppression. Les conditions du marché, quelles qu’elles soient, favorisent toujours le Capital. Et si elles ne le font pas, elles seront transformées, repoussées ou complétées par des forces plus directes, plus puissantes, plus fondamentales, qui sont inhérentes à la propriété ou à la gestion des moyens de production.
Pour vaincre le capitalisme, l’action en dehors des rapports du marché capital/travail est nécessaire, action qui en finit à la fois avec le marché et les rapports de classe. Limité à l’action à l’intérieur de la structure capitaliste, l’ancien mouvement ouvrier menait la lutte dès ses premiers instants dans des conditions inégales. Il était voué à se détruire lui-même ou à être détruit de l’extérieur. Il était destiné à être brisé de l’intérieur par sa propre opposition révolutionnaire qui donnerait naissance à de nouvelles organisations, ou condamné à être anéanti par le passage capitaliste de l’économie marchande à l’économie marchande dirigée, avec les changements politiques qui l’accompagnent. Dans les faits, ce fut cette seconde éventualité qui se réalisa, car l’opposition révolutionnaire à l’intérieur du mouvement ouvrier ne réussit pas à se développer. Elle avait une voix mais pas la force et pas d’avenir immédiat, alors que la classe ouvrière venait de passer un demi-siècle à construire une forteresse à son ennemi capitaliste et une immense prison pour elle-même, sous la forme du mouvement ouvrier. Toutefois, il est nécessaire de distinguer des hommes comme Otto Rühle pour décrire l’opposition révolutionnaire moderne, bien que le fait de mettre en avant des individus soit exactement à l’opposé de son propre point de vue et à l’opposé des besoins des ouvriers qui doivent apprendre à penser en termes de classes plutôt qu’en termes de personnalités révolutionnaires.
La première guerre mondiale et la réaction positive du mouvement ouvrier devant le carnage ne surprirent que ceux qui n’avaient pas compris la société capitaliste et les succès du mouvement ouvrier à l’intérieur des limites de cette société. Mais peu les comprirent vraiment. Tout comme l’opposition d’avant-guerre à l’intérieur du mouvement ouvrier peut être mise en lumière en citant l’œuvre littéraire et scientifique de quelques individus au nombre desquels il faut compter Rühle, de même l’opposition ouvrière contre la guerre peut aussi s’exprimer par les noms de Liebknecht, Luxembourg, Mehring, Rühle et d’autres. Il est tout à fait révélateur que l’attitude d’opposition à la guerre, pour être un tant soit peu efficace, dut d’abord se procurer une autorisation parlementaire. Elle dut être mise en scène sur les tréteaux d’une institution bourgeoise, montrant ainsi ses limites dès son apparition. En fait, elle ne servit que de prémice au mouvement bourgeois libéral pour la paix qui aboutit en fin de compte à mettre fin à la guerre, sans bouleverser le statu quo capitaliste. Si, dès le début, la plupart des ouvriers étaient derrière la majorité belliciste, ils ne furent pas moins nombreux à suivre l’action de leur bourgeoisie contre la guerre qui se termina avec la République de Weimar. Les mots d’ordre contre la guerre, quoique lancés par les révolutionnaires, firent simplement office de garde-fous au service de la politique bourgeoise et finirent là où ils étaient nés : dans le parlement démocra-tique bourgeois.
L’opposition véritable à la guerre et à l’impérialisme fit son apparition sous la forme des désertions de l’armée et de l’usine et dans la prise de conscience grandissante, de la part de beaucoup d’ouvriers, de ce que leur lutte contre la guerre et l’exploitation devait englober la lutte contre l’ancien mouvement ouvrier et toutes ses conceptions. Cela parle en faveur de Rühle que son nom disparut très vite du tableau d’honneur de l’opposition contre la guerre. Il est clair, naturellement, que Liebknecht et Luxembourg ne furent célébrés au début de la seconde guerre mondiale que parce qu’ils moururent longtemps avant que le monde en guerre ne fût ramené à la normale et n’eût besoin de héros ouvriers défunts pour soutenir les chefs ouvriers vivants qui mettaient à exécution une politique réaliste de réformes ou se mettaient au service de la politique étrangère de la Russie bolchevique.
La première guerre mondiale révéla, plus que toute autre chose, que le mouvement était une partie et une parcelle de la société bourgeoise. Les différentes organisations de tous les pays prouvèrent qu’elles n’avaient ni l’intention ni les moyens de combattre le capitalisme, qu’elles ne s’intéressaient qu’à garantir leur propre existence à l’intérieur de la structure capitaliste. En Allemagne, ce fut particulièrement évident parce que, à l’intérieur du mouvement international, les organisations allemandes étaient les plus étendues et les plus unifiées. Pour ne pas renoncer à ce qui avait été construit depuis les lois anti-socialistes de Bismarck, l’opposition minoritaire à l’intérieur du parti socialiste fit preuve d’une contrainte volontaire sur elle-même à un point inconnu dans les autres pays. Mais, alors, l’opposition russe exilée avait moins à perdre ; elle avait de plus rompu avec les réformistes et les partisans de la collaboration de classes une décennie avant l’éclatement de la guerre. Et il est très difficile de voir dans les douceâtres arguments pacifistes du Parti Travailliste Indépendant une opposition réelle au social-patriotisme qui a saturé le mouvement ouvrier anglais. Mais on attendait davantage de la gauche allemande que de tout autre groupe à l’intérieur de l’Internationale, et son attitude à l’éclatement de la guerre fut de ce fait particulièrement décevante. Mises à part les conditions psychologiques individuelles, cette attitude fut le résultat du fétichisme de l’organisation qui régnait dans ce mouvement.
Ce fétichisme exigeait la discipline et l’attachement strict aux formules démocratiques, la minorité devant se soumettre à la volonté de la majorité. Et bien qu’il soit évident que, dans les conditions du capitalisme, ces formules cachent simplement des faits tout opposés, l’opposition ne réussit pas à saisir que la démocratie intérieure du mouvement ouvrier n’était pas différente de la démocratie bourgeoise en général. Une minorité possédait et dirigeait les organisations, tout comme la minorité capitaliste possède et dirige les moyens de production et l’appareil de l’État. Dans les deux cas, les minorités, par la vertu de la direction, déterminent le comportement des majorités. Mais, par la force des procédures traditionnelles, au nom de la discipline et de l’unité, gênée mais allant à l’encontre de son intime conviction, cette minorité opposée à la guerre soutint le chauvinisme social-démocrate. Il n’y eut en août 1914 qu’un homme au Reichstag – Fritz Kunert – qui ne fut pas capable de voter pour les crédits de guerre, mais qui ne fut pas capable non plus de voter contre eux ; et ainsi, pour satisfaire sa conscience, il s’abstint de voter et l’un et l’autre.
Au printemps 1915, Liebknecht et Rühle furent les premiers à voter contre les crédits de guerre. Ils restèrent seuls un bon moment et ne trouvèrent de nouveaux compagnons qu’au moment où les chances d’une paix victorieuse disparurent du jeu d’échecs militaire. Après 1916, l’opposition radicale à la guerre fut soutenue et bientôt engloutie par un mouvement bourgeois en quête d’une paix négociée, mouvement qui, finalement, devait hériter du fonds de faillite de l’impérialisme allemand.
En tant que contrevenants à la discipline, Liebknecht et Rühle furent expulsés du groupe social-démocrate du Reichstag. Avec Rosa Luxembourg, Franz Mehring et d’autres, plus ou moins oubliés maintenant, ils organisèrent le groupe Die Internationale, publiant une revue du même nom pour exposer l’idée d’internationalisme dans le monde en guerre. En 1916, ils organisèrent le Spartakusbund qui collaborait avec d’autres formations de l’aile gauche, comme les Internationalen Sozialiste avec Julien Borchardt comme porte-parole, et le groupe formé autour de Johann Knief et du journal radical de Brême Arbeiterpolitik. Rétro-spectivement, il semble que ce dernier groupe était le plus avancé, c’est-à-dire le plus avancé dans son éloignement des traditions social-démocrates et par son orientation vers de nouvelles façons d’aborder la lutte de classes prolétarienne. À quel point le Spartakusbund était encore attaché au fétichisme de l’organisation et de l’unité qui dominait le mouvement ouvrier allemand, cela fut mis en lumière par son attitude oscillante concernant les premières tentatives de donner une nouvelle orientation au mouvement socialiste international à Zimmerwald et à Kienthal. Les spartakistes n’étaient pas favorables à une rupture nette avec le vieux mouvement ouvrier dans le sens de l’exemple plus précoce donné par les bolcheviks. Ils espéraient encore amener le parti à leur propre position, et éviter soigneusement toute politique de rupture irréconciliable. En avril 1917, le Spartakusbund s’unit au Parti Social-Démocrate Indépendant d’Allemagne (USPD) qui formait le centre de l’ancien mouvement ouvrier mais qui ne voulait plus couvrir le chauvinisme de l’aile majoritaire conservatrice du parti. Relativement indépendant, quoiqu’encore à l’intérieur du Parti Socialiste Indépendant, le Spartakusbund ne quitta cette organisation qu’à la fin de l’année 1918.
À l’intérieur du Spartakusbund, Otto Rühle partagea la position de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, qui avait été attaquée par les bolcheviks comme inconséquente. Inconséquente, elle l’était, mais pour des raisons perti-
nentes. Au premier regard, cette position semblait basée sur l’illusion que le Parti Social-Démocrate pouvait être réformé. Avec le changement de circonstances, espérait-on, les masses cesseraient de suivre leurs chefs conservateurs pour soutenir l’aile gauche du parti. Et bien que de telles illusions aient vraiment existé, d’abord au sujet du vieux parti et plus tard au sujet des socialistes indépendants, elles n’expliquent pas l’hésitation de la part des chefs spartakistes à s’engager dans les voies du bolchevisme. En réalité, les spartakistes se trouvaient devant un dilemme quelle que fût la direction dans laquelle ils portaient leurs regards. En ne rompant pas au bon moment avec la social-démocratie, ils avaient manqué l’occasion de constituer une organisation forte, capable de jouer un rôle décisif dans les soulèvements sociaux attendus. Cependant, en considérant la situation réelle en Allemagne, en considérant l’histoire du mouvement ouvrier allemand, il était très difficile de croire à la possibilité de former rapidement un contre-parti opposé aux organisations ouvrières dominantes. Naturellement, il aurait été possible de former un parti à la façon de Lénine : un parti de révolutionnaires professionnels ayant pour but d’usurper le pouvoir, si nécessaire contre la majorité de la classe ouvrière. Mais c’était ce à quoi, précisément, les gens autour de Rosa Luxembourg n’aspiraient pas. À travers les années de leur opposition au réformisme et au révisionnisme, ils n’avaient jamais raccourci la distance qui les séparait de la « gauche » russe, de la conception de Lénine de l’organisation et de la Révolution. Au cours de vives controverses, Rosa Luxembourg avait indiqué clairement le fait que les conceptions de Lénine étaient de nature jacobine et inapplicables en Europe occidentale où ce n’était pas une révolution bourgeoise qui était à l’ordre du jour mais une révolution prolétarienne. Bien qu’elle aussi parlât de la dictature du prolétariat, cette dictature signifiait pour elle, « la manière d’appliquer la démocratie – non pas son abolition – devant être l’œuvre de la classe, et non celle d’une petite minorité au nom de la classe », ce qui la distinguait de Lénine.
De façon aussi enthousiaste que Liebknecht, Luxembourg et Rühle ont salué le renversement du tsarisme. Ils n’abandonnèrent pas pour autant leur attitude critique. Ils n’oublièrent ni le caractère du parti bolchevique, ni les limites historiques de la révolution russe. Mais en dehors des réalités immédiates et du résultat final de cette révolution, il fallait la soutenir comme première rupture dans le front impérialiste, et comme signe avant-coureur de la révolution allemande attendue. Beaucoup de signes de la proximité de cette dernière étaient apparus dans des grèves, des émeutes de la faim, des mutineries et toutes sortes de faits de résistance passive. Mais l’opposition grandissante contre la guerre et la dictature de Ludendorff ne trouvait aucune expression organisationnelle qui atteignit une extension considérable. Au lieu d’évoluer vers la gauche, les masses suivaient leurs vieilles organisations et s’alignaient sur la bourgeoisie libérale. Les soulèvements dans la marine allemande et enfin la révolte de novembre furent menés dans l’esprit de la social-démocratie, c’est-à-dire dans l’esprit de la bourgeoisie allemande vaincue.
La révolution allemande est apparue comme ayant plus de portée qu’elle n’en a réellement eu. L’enthousiasme spontané des ouvriers tendait bien plus à finir la guerre qu’à changer les relations sociales existantes. Les revendications exprimées dans les conseils d’ouvriers et de soldats ne dépassaient pas les possibilités de la société bourgeoise. Même la minorité révolutionnaire, et particulièrement le Spartakusbund, ne réussit pas à développer un programme révolutionnaire cohérent. Ses revendications politiques et économiques étaient de nature ambivalentes. Elles étaient établies pour un double usage, comme revendications destinées à être acceptées par la bourgeoisie et ses alliés sociaux-démocrates, et comme mots d’ordre d’une révolution qui devait en finir avec la société bourgeoise et ses défenseurs.
Naturellement, au sein de l’océan de médiocrité que fut la révolution allemande, il y eut des courants révolutionnaires qui réchauffèrent le cœur des radicaux et les amenèrent à s’engager dans des entreprises historiquement tout à fait déplacées. Des succès partiels, dus à la stupéfaction momentanée des classes dominantes et à la passivité générale des grandes masses, épuisées par quatre années de famine et de guerre et qui nourrissaient l’espoir que la révolution pourrait aboutir à une société socialiste. Seulement, personne ne savait réellement à quoi ressemblait la société socialiste et quels pas restaient à franchir pour la faire exister. « Tout le pouvoir aux conseils d’ouvriers et de soldats ». Bien qu’attirant, ce mot d’ordre laissait toutes les questions essentielles ouvertes. Ainsi, les luttes révolutionnaires qui suivirent novembre 1918 ne furent pas déterminées par les plans consciemment élaborés par la minorité révolutionnaire, mais lui furent imposées par la contre-révolution qui se développait lentement et s’appuyait sur la majorité du peuple. Le fait est que les larges masses allemandes, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement ouvrier, ne regardaient pas en avant, vers l’établissement d’une nouvelle société, mais en arrière, vers la restauration du capitalisme libéral, sans ses mauvais aspects, ses inégalités politiques, son militarisme et son impérialisme. Elles désiraient simplement qu’on complète les réformes commencées avant la guerre, destinées à l’accomplissement d’un système capitaliste bienveillant.
L’ambiguïté qui caractérisait la politique du Spartakusbund fut en grande partie le résultat du conservatisme des masses. Les chefs spartakistes étaient prêts, d’un côté, à suivre la ligne nettement révolutionnaire que désirait la prétendue ultra-gauche, mais de l’autre côté ils restaient persuadés qu’une telle politique ne pouvait avoir de succès, étant donnée l’attitude prédominante des masses et la situation internationale.
L’effet de la révolution russe sur l’Allemagne avait été à peine perceptible. Il n’y avait pas non plus de raisons d’espérer qu’un tournant radical en Allemagne puisse avoir des répercussions supérieures en France, en Angleterre et en Amérique. S’il avait été difficile pour les Alliés d’intervenir en Russie de façon décisive, ils rencontreraient des difficultés moins grandes pour écraser le mouvement communiste allemand. Au sortir de ses victoires militaires, le capitalisme de ces nations s’était considérablement renforcé ; rien n’indiquait réellement que leurs masses patriotes refuseraient de combattre une Allemagne révolutionnaire plus faible. En tout cas, mises à part des considérations de cet ordre, il y avait peu de raisons de croire que les masses allemandes occupées à se débarrasser de leurs armes reprendraient la guerre contre un capitalisme étranger pour se débarrasser du leur. La politique qui était apparemment la plus « réaliste » vis-à-vis de la situation internationale, et que devaient proposer bientôt Wolfheim et Lauffenberg sous le nom de National-Bolchevisme, était encore non réaliste, étant donné les rapports de forces réels de l’après-guerre. Le plan de reprendre la guerre avec l’aide de la Russie contre le capitalisme des Alliés ne tenait pas compte du fait que les bolcheviks n’étaient ni prêts à participer à une telle aventure, ni capables de le faire. Naturellement les bolcheviks n’étaient pas opposés à l’Allemagne, ni à aucune autre nation créant des difficultés aux impérialistes victorieux ; cependant, ils n’encourageaient pas l’idée d’une nouvelle guerre à large échelle pour propager la révolution mondiale. Ils avaient besoin de soutien pour leur propre régime dont le maintien n’était pas encore assuré pour les bolcheviks eux-mêmes, mais ils ne s’intéressaient pas au soutien des révolutions dans les autres pays par des moyens militaires. Suivre à la fois un cours nationaliste indépendant de la question des alliances et en même temps unifier l’Allemagne, une fois de plus, autour d’une guerre de « libération » contre l’oppression étrangère était hors de question. La raison en est que les couches sociales que les « nationaux-révolutionnaires » devaient gagner à leur cause étaient précisément les gens qui avaient mis fin à la guerre avant la défaite complète des armées allemandes pour prévenir l’extension du « bolchevisme ». Incapables de devenir les maîtres du capitalisme international, ils avaient préféré se maintenir comme ses meilleurs serviteurs. Cependant, il n’y a aucun moyen de traiter les questions allemandes intérieures qui n’impliquerait pas une politique extérieure définie. La révolution allemande radicale était ainsi battue avant même de pouvoir survenir ; battue par le capitalisme allemand et le capitalisme mondial.
La gauche allemande n’eut jamais besoin de considérer sérieusement les rapports internationaux. Ce fut, peut-être, la plus nette indication de son peu d’importance. La question de savoir que faire du pouvoir politique une fois conquis ne fut pas non plus concrètement soulevée. Personne ne semblait croire que ces questions auraient à recevoir une réponse. Liebknecht et Luxembourg étaient persuadés qu’une longue période de lutte de classes se dressait devant le prolétariat allemand sans aucun signe de victoire rapide. Ils voulaient en tirer le meilleur parti et préconisaient le retour au travail parlementaire et syndical. Cependant, dans leurs activités antérieures, ils avaient déjà outrepassé les frontières de la politique bourgeoise ; ils ne pouvaient plus retourner qu’aux prisons de la tradition. Ils avaient rallié autour d’eux la part la plus radicale du prolétariat allemand, qui était résolue maintenant à considérer tout combat comme la lutte finale contre le capitalisme. Ces ouvriers interprétaient la révolution russe en accord avec leurs propres besoins et leur propre mentalité ; ils se souciaient moins des difficultés dissimulées dans l’avenir que de détruire le plus possible les forces du passé. Il n’y avait que deux voies ouvertes aux révolutionnaires : ou bien tomber avec les forces dont la cause était perdue d’avance, ou bien retourner au troupeau de la démocratie bourgeoise et accomplir le travail social au service des classes dominantes. Pour le vrai révolutionnaire, il n’y avait évidemment qu’une seule voie : tomber avec les ouvriers combattants. C’est pourquoi Eugène Leviné parlait des révolutionnaires comme de personnes « morte en congé », et c’est pourquoi Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht allèrent à la mort presque comme des somnambules. C’est par pur accident qu’Otto Rühle et beaucoup d’autres de la gauche résolue restèrent vivants.
Le fait que la bourgeoisie internationale put terminer sa guerre sans plus de problèmes que la perte temporaire du débouché commercial russe détermina l’histoire entière de l’après-guerre dans sa chute vers la seconde guerre mondiale. Rétrospectivement, les luttes du prolétariat allemand de 1919 à 1923 apparaissent comme des frictions secondaires qui accompagnèrent le processus de réorganisation capitaliste qui suivit la crise de la guerre. Mais il y a toujours eu une tendance à considérer les sous-produits des bouleversements violents dans la structure capitaliste comme des expressions de la volonté révolutionnaire du prolétariat. Les optimistes radicaux toutefois ne faisaient que siffler dans la nuit. La nuit est une réalité et le bruit est encourageant, mais à cette heure tardive, il est inutile de prendre cela trop au sérieux. Aussi impressionnante que soit l’histoire d’Otto Rühle en tant que révolutionnaire pratique, aussi exaltant soit-il de rappeler les journées d’action prolétariennes à Dresde, en Saxe, en Allemagne – meetings, manifestations, grèves, combats de rues, discussions ardentes, espoirs, craintes, déceptions, amertume de la défaite et souffrances de la prison et de la mort – on ne peut tirer que des leçons négatives de toutes ces tentatives. Toute l’énergie et tout l’enthousiasme ne furent pas suffisants pour opérer un changement social ou pour modifier la mentalité contemporaine. La leçon retirée portait sur ce qu’il ne fallait pas faire. Comment réaliser les besoins révolutionnaires du prolétariat ? On ne l’avait pas découvert.
L’émotion suscitée par les soulèvements fournissait un stimulant illimité. La révolution qui pendant si longtemps avait été une simple théorie et un vague espoir était apparue un moment comme une possibilité pratique. On avait manqué l’occasion, sans doute, mais la chance reviendrait et on la saisirait mieux cette fois. Si les gens n’étaient pas révolutionnaires, du moins « l’époque » l’était, et les conditions de crise qui régnaient révolutionneraient tôt ou tard l’esprit des ouvriers ; si le feu des escouades de la police sociale-démocrate avait mis fin à la lutte, si l’initiative des ouvriers était une fois de plus détruite par l’émasculation de leurs conseils au moyen de la légalisation, si leurs chefs agissaient de nouveau non pas avec la classe mais « pour le bien de la classe » dans les différentes organisations capitalistes, la guerre avait révélé que les contradictions fondamentales du capitalisme étaient insolubles et que l’état de crise était l’état « normal » du capitalisme. De nouvelles actions révolutionnaires étaient probables et trouveraient les révolutionnaires mieux préparés.
Quoique les révolutions d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie aient échoué, il y avait encore la révolution russe pour rappeler au monde la réalité des buts prolétariens. Toutes les discussions tournaient autour de cette révolution, et à bon droit, car cette révolution devait déterminer le cours futur de la Gauche allemande. En décembre 1919 se forma le Parti Communiste Allemand (KPD). Après l’assassinat de Liebknecht et de Luxembourg, il fut conduit par Paul Levi et Karl Radek. Cette nouvelle direction fut immédiatement attaquée par une opposition de gauche à l’intérieur du parti – opposition à laquelle appartenait Rühle – à cause de la tendance de la direction à défendre le retour à l’activité parlementaire. À la fondation du Parti, ses éléments radicaux avaient réussi à lui donner un caractère antiparlementaire et une direction largement démocratique, ce qui le distinguait du type léniniste d’organisation. Une politique antisyndicale avait aussi été adoptée. Liebknecht et Luxembourg subordonnèrent leurs propres divergences aux vues de la majorité radicale. Mais pas Levi et Radek. Déjà, pendant l’été 1919, ils firent comprendre qu’ils opéreraient une scission au sein du parti pour participer aux élections parlementaires. Simultanément, ils entreprirent une propagande pour le retour au travail syndical, en dépit du fait que le parti était engagé dans la formation de nouvelles organisations, non plus basées sur les métiers ou même les industries, mais sur les usines. Ces organisations d’usines étaient coalisées en une seule organisation de classe : l’Union Générale des Travailleurs d’Allemagne (AAUD). Au Congrès d’Heidelberg en octobre 1919, tous les délégués qui étaient en désaccord avec le nouveau Comité Central et maintenaient la position prise à la fondation du parti communiste furent expulsés. Au mois de février suivant, le Comité Central décida de se débarrasser de tous les secteurs (districts) dirigés par l’opposition de gauche. L’opposition avait le bureau d’Amsterdam de l’Internationale Communiste de son côté, ce qui amena la dissolution de ce bureau par l’Internationale afin de soutenir le bloc Levi-Radek. Et finalement, en avril 1920, l’aile gauche fonda le Parti Ouvrier Communiste d’Allemagne (KAPD). Pendant toute cette période, Otto Rühle était du côté de l’opposition de gauche.
Le KAPD ne se rendait pas compte jusqu’alors que sa lutte contre les groupes entourant Radek et Levi était la reprise de la vieille lutte de la Gauche allemande contre le bolchevisme, et dans un sens plus large contre la nouvelle structure du capitalisme mondial qui prenait forme lentement. Il fut décidé d’entrer dans l’Internationale Communiste (IC).
Le KAPD semblait être plus bolchevique que les bolcheviks. De tous les groupes révolutionnaires, par exemple, c’était celui qui insistait le plus pour l’aide directe aux bolcheviks pendant la guerre russo-polonaise. Mais l’IC n’avait pas besoin de prendre une nouvelle décision contre l’ultra-gauche. Ses chefs avaient pris leurs décisions vingt ans auparavant. Néanmoins, le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste essaya encore de garder le contact avec le KAPD, pas seulement parce qu’il contenait encore la majorité de l’ancien Parti Communiste, mais parce qu’aussi bien Levi que Radek, bien qu’exécutant le travail des bolcheviks en Allemagne, avaient été les plus proches disciples non de Lénine, mais de Rosa Luxembourg. Au second congrès mondial de la Troisième Internationale en 1920, les bolcheviks russes étaient déjà en état de dicter la politique de l’Internationale. Otto Rühle, assistant au congrès, reconnut l’impossibilité de modifier cet état de choses et la nécessité immédiate de combattre l’Internationale bolchevique dans l’intérêt de la révolution prolétarienne.
Le KAPD envoya une nouvelle délégation à Moscou qui revint sans autres résultats. Tout cela fut résumé dans la Lettre ouverte à Lénine2 de Hermann Gorter, qui répondait au pamphlet de Lénine Le gauchisme, maladie infantile du communisme. L’action de la Troisième Internationale contre l’ultra-gauche était la première tentative ouverte pour faire obstacle aux dissidences des sections nationales et pour les diriger. La pression exercée sur le KAPD pour le retour au parlementarisme et au syndicalisme s’accrut sans cesse, mais le KAPD se retira de l’Internationale après son troisième Congrès.
Au second Congrès mondial, les chefs bolcheviques, pour s’assurer la direction de l’Internationale, proposèrent vingt et une conditions d’admission à l’IC. Puisqu’ils dirigeaient le congrès, ils n’eurent aucune difficulté à faire adopter ces conditions. Sur ce, la lutte sur des questions d’organisation qui, avaient provoqué des controverses entre Luxembourg et Lénine vingt ans auparavant, fut ouvertement reprise. Derrière les questions organisationnelles débattues, il y avait naturellement des différences fondamentales entre la révolution bolchevique et les besoins du prolétariat occidental.
Pour Otto Rühle, ces vingt et une conditions suffirent à détruire ses dernières illusions sur le régime bolchevique. Ces conditions assuraient à l’exécutif de l’Internationale, c’est-à-dire aux chefs du parti russe, un contrôle complet et une autorité totale sur toutes les sections nationales. De l’avis de Lénine, il n’était pas possible de réaliser la dictature à une échelle internationale « sans un parti strictement centralisé, discipliné, capable de conduire et de gérer chaque branche, chaque sphère, chaque variété du travail politique et culturel ». Il parut d’abord à Rühle que derrière l’attitude dictatoriale de Lénine, il y avait simplement l’arrogance du vainqueur essayant d’imposer au monde les méthodes de combat et le type d’organisation qui avaient apporté le pouvoir aux bolcheviks. Cette attitude, qui insistait pour qu’on applique l’expérience russe à l’Europe occidentale où dominaient des conditions entièrement différentes, apparaissait comme une erreur, une faute politique, un manque de compréhension des particularités du capitalisme occidental et le résultat du souci fanatiquement exclusif qu’avait Lénine des problèmes russes. La politique de Lénine semblait être déterminée par le retard du développement capitaliste russe, et bien qu’il fallût la combattre dans l’Europe occidentale puisqu’elle tendait à soutenir la restauration capitaliste, on ne pouvait y voir une force carrément contre-révolutionnaire. Cette attitude bienveillante à l’égard de la révolution bolchevique devait être bientôt anéantie par les activités des bolcheviks eux-mêmes.
Les bolcheviks allèrent de petites « fautes » à des « fautes » toujours plus graves. Bien que le KPD affilié à l’IC grandît régulièrement, particulièrement après son unification avec les socialistes indépendants, la classe prolétarienne déjà sur la défensive abandonna une position après l’autre aux forces de la réaction capitaliste. Dans sa concurrence avec le Parti Social-Démocrate (SPD) qui représentait des fractions de la classe moyenne et de l’aristocratie ouvrière dite syndicale, le parti communiste ne pouvait pas manquer de grandir à mesure que se paupérisaient ces couches sociales dans la dépression permanente où se trouvait le capitalisme allemand lui-même. Avec l’accroissement régulier du chômage, le mécontentement vis-à-vis du statu quo et de ses défenseurs les plus dévoués, les sociaux-démocrates allemands, s’accrut aussi.
On ne rendit populaire que le côté héroïque de la révolution russe ; le vrai caractère quotidien du régime bolchevique fut dissimulé à la fois par ses amis et ses ennemis. Car, à cette époque, le capitalisme d’État qui se développait en Russie était encore aussi étranger à la bourgeoisie endoctrinée par l’idéologie du laisser-faire que lui était étranger le socialisme proprement dit. Et la plupart des socialistes concevaient le socialisme comme une sorte de direction par l’État de l’industrie et des ressources naturelles. La révolution russe devint un mythe puissant et habilement entretenu, accepté par les couches appauvries du prolétariat allemand en compensation de leur misère croissante. Le même mythe fut étoffé par les réactionnaires pour accroître la haine de leurs suiveurs contre les ouvriers allemands et toutes les tendances révolutionnaires en général.
Contre ce mythe, contre le puissant appareil de propagande de l’IC qui amplifiait ce mythe – propagande accompagnée et soutenue par un assaut général du capital contre le travail dans le monde entier – contre tout cela, la raison ne pouvait pas l’emporter. Tous les groupes radicaux à la gauche du parti communiste allièrent la stagnation à la désagrégation. Cela n’empêchait pas que ces groupes aient la ligne politique « juste » et le Parti Communiste une ligne « fausse », car aucune question de stratégie révolutionnaire n’était impliquée en cela. Ce qui avait lieu, c’était que le capitalisme mondial traversait un processus de stagnation et se débarrassait des éléments prolétariens perturbateurs qui, dans les conditions de crise de la guerre et de l’effondrement militaire, avaient essayé de s’imposer politiquement.
La Russie qui, de toutes les nations, était celle qui avait le plus grand besoin de se stabiliser, fut le premier pays à détruire son mouvement ouvrier au moyen de la dictature du parti bolchevique. Dans les conditions de l’impérialisme, la stabilisation intérieure n’est possible que par une politique extérieure de puissance. Le caractère de la politique extérieure de la Russie sous les bolcheviks fut déterminé d’après les particularités de la situation européenne d’après-guerre. L’impérialisme moderne ne se contente plus de s’imposer simplement au moyen d’une pression militaire et d’une action militaire effective. La « cinquième colonne »3 est l’arme reconnue de toutes les nations. Cependant, la vertu impérialiste d’aujourd’hui était encore une nécessité absolue pour les bolcheviks qui essayaient de tenir bon dans un monde de luttes impérialistes. Il n’y avait rien de contradictoire dans la politique bolchevique qui consistait à enlever tout le pouvoir aux ouvriers russes et à essayer en même temps de construire de fortes organisations ouvrières dans les autres pays. Précisément, c’est dans la mesure où ces organisations ouvrières devaient être souples afin de se plier aux besoins politiques changeants de la Russie que leur direction par en haut devait être rigide.
Naturellement, les bolcheviks ne considéraient pas les différentes sections de l’Internationale comme de simples légions étrangères au service de la « patrie des ouvriers » ; ils croyaient que ce qui aidait la Russie devait aussi servir le progrès ailleurs. Ils croyaient avec raison que la révolution russe avait été le début d’un mouvement général à l’échelle mondiale du capitalisme de monopole au capitalisme d’État, et considéraient que ce nouvel état de choses était un progrès dans le sens du socialisme. Autrement dit, sinon dans leur tactique, du moins dans leur théorie, ils étaient encore sociaux-démocrates et, de leur point de vue, les chefs sociaux-démocrates étaient des traîtres à leur propre cause quand ils avaient aidé à maintenir le capitalisme de « laisser faire » d’hier. Contre la social-démocratie ils se sentaient de vrais révolutionnaires, contre l’ultra-gauche ils se sentaient des réalistes, les vrais représentants du socialisme scientifique.
Mais ce qu’ils pensaient d’eux-mêmes et ce qu’ils étaient réellement sont deux choses différentes. Dans la mesure où ils continuaient à méconnaître leur mission historique, ils provoquaient continuellement la défaite de leur propre cause ; dans la mesure où ils étaient obligés de s’élever au niveau des besoins objectifs de « leur révolution », ils devenaient la force contre-révolutionnaire la plus importante du capitalisme moderne. En se battant comme de véritables sociaux-démocrates pour la prépondérance dans le mouvement socialiste mondial, en identifiant les intérêts nationalistes étroits de la Russie capitaliste d’État avec les intérêts du prolétariat mondial, et en essayant de se maintenir à tout prix sur les positions du pouvoir qu’ils avaient conquis en 1917, ils préparaient simplement leur propre chute, qui se transforma en drame dans de nombreuses luttes de factions, atteignit son point culminant aux procès de Moscou, aboutit à la Russie stalinienne d’aujourd’hui – une nation impérialiste parmi les autres.
Étant donné ce développement, ce qui était plus important que la critique implacable que fit Rühle de la politique réelle des bolcheviks en Allemagne et dans le monde en général, c’était sa reconnaissance rapide de l’importance historique réelle du mouvement bolchevique, c’est-à-dire de la social-démocratie militante. Ce qu’un mouvement conservateur social-démocrate était capable de faire et de ne pas faire, les partis d’Allemagne, de France et d’Angleterre ne l’avaient révélé que trop clairement. Les bolcheviks montrèrent ce qu’ils auraient fait s’ils avaient encore été un mouvement subversif. Ils auraient essayé d’organiser le capitalisme inorganisé et de remplacer les entrepreneurs individuels par des bureaucrates. Ils n’avaient pas d’autres plans et même ceux-ci n’étaient que des extensions du processus de cartellisation, de trustification et de centralisation qui se poursuivait à travers le monde capitaliste tout entier. En Europe occidentale cependant, les partis socialistes ne purent plus agir de façon bolchevique, car leur bourgeoisie était déjà en train d’établir cette sorte de « socialisation » de son plein gré. Tout ce que les socialistes pouvaient faire, c’était de lui prêter main-forte, pour passer lentement à la société socialiste naissante.
Le sens du bolchevisme ne se révéla pleinement qu’avec la naissance du fascisme. Pour combattre ce dernier, il était nécessaire, selon les mots de Rühle, de comprendre que « la lutte contre le fascisme commençait avec la lutte contre le bolchevisme ». À la lumière des événements présents, les groupes d’ultra-gauche en Allemagne et en Hollande doivent être considérés comme les premières organisations antifascistes, anticipant dans leur lutte contre les partis communistes le besoin futur de la classe ouvrière de combattre la forme fasciste du capitalisme. Les premiers théoriciens de l’anti-fascisme doivent se trouver parmi les porte-parole des sectes radicales : Gorter et Pannekoek en Hollande, Rühle, Broch et Fraenkel en Allemagne, et on doit les considérer comme tels en raison de leur lutte contre la conception de la domination du parti et de la direction par l’État, en raison de leurs tentatives de réaliser les idées du mouvement des conseils favorables à l’autodétermination directe de son destin, et en raison de leur soutien à la lutte de la gauche allemande à la fois contre la social-démocratie et contre sa branche léniniste.
Peu de temps avant sa mort, Rühle, résumant ses découvertes au sujet du bolchevisme, n’hésitait pas à placer la Russie au premier rang des États totalitaires : « Elle a servi de modèle aux autres dictatures capitalistes. De leurs divergences idéologiques ne résultent pas de véritables différences de systèmes socio-économiques. Outre l’abolition de la propriété privée des moyens de production, ce qui détermine en fait une société socialiste, c’est la gestion par les ouvriers des produits de leur travail et la fin du salariat. Pas plus en Russie qu’en Italie ou en Allemagne, ces ceux conditions ne sont remplies. »
Pour éclairer le caractère fasciste du système russe, Rühle revient une fois de plus au pamphlet de Lénine, car « de toutes les déclarations programmatiques du bolchevisme c’est celle qui révèle le mieux son caractère réel ». Quand, en 1933, Hitler supprime toute la littérature socialiste en Allemagne, Rühle raconte que, la publication et la diffusion de la brochure de Lénine restent autorisées. Dans ce travail, Lénine insiste sur le fait que le parti doit être une sorte d’académie de guerre pour révolutionnaires professionnels. Ses principales exigences étaient les suivantes : autorité inconditionnelle du chef, centralisme rigide, discipline de fer, conformisme, militarisme et sacrifice de la personnalité aux intérêts du parti. En réalité, Lénine développa une élite d’intellectuels, un noyau qui, une fois jeté dans la révolution, devait s’emparer de la direction et se charger du pouvoir. « Il est inutile », disait Rühle, « de chercher à déterminer logiquement et abstraitement si une telle préparation à la révolution est juste ou erronée. […] Il faut soulever d’abord d’autres questions : quelle sorte de révolution se préparait ? et quel en était le but ? » Il répondait en montrant que « le parti de Lénine travaillait, dans le cadre de la révolution bourgeoise tardive en Russie, au renversement du régime féodal tsariste. […] Ce qu’on peut considérer comme une heureuse solution aux problèmes révolutionnaires dans une révolution bourgeoise ne peut pas passer en même temps pour la solution aux problèmes de la révolution prolétarienne. La différence structurelle fondamentale entre la société bourgeoise et la nouvelle société socialiste exclut une telle ambivalence. Selon la méthode révolutionnaire de Lénine, les chefs sont le cerveau des masses. […] Cette distinction entre le cerveau et le corps », souligne Rühle, « entre les intellectuels et les masses, les officiers et les simples soldats, correspond à la dualité de la société de classe, à l’ordre social bourgeois. Une classe est dressée à commander, l’autre à obéir. […] L’organisation de Lénine n’est qu’une simple réplique de la réalité bourgeoise. Sa révolution est objectivement déterminée par les mêmes forces qui créent l’ordre social bourgeois, abstraction faite des buts subjectifs qui accompagnent ce processus ».
À coup sûr, « quiconque cherche à établir un régime bourgeois trouvera dans le principe de la séparation entre le chef et les masses, entre l’avant-garde et la classe ouvrière, la préparation stratégique à une telle révolution. […] En cherchant à accomplir la révolution bourgeoise en Russie, le parti de Lénine était donc tout à fait adapté à son objectif. Quand, toutefois, la révolution russe changea de nature, quand ses caractéristiques prolétariennes devinrent évidentes, les méthodes tactiques et stratégiques de Lénine perdirent leur valeur. S’il l’emporta en fin de compte, ce ne fut pas grâce à son avant-garde, mais bien grâce au mouvement des soviets, qu’il n’avait pas du tout inclus dans ses plans révolutionnaires. Et quand Lénine, une fois le triomphe de la révolution assuré par les soviets, décida une fois de plus de s’en passer, tout caractère prolétarien disparut de la révolution russe. Le caractère bourgeois de la révolution occupa à nouveau la scène, trouvant sont aboutissement naturel dans le stalinisme. »
« En dépit de son souci de la dialectique marxienne, Lénine était incapable de concevoir dialectiquement l’évolution historique des processus sociaux. Sa pensée restait mécaniste, suivant des schémas rigides. Pour lui, il n’existait qu’un seul parti révolutionnaire – le sien ; qu’une seule révolution – la révolution russe ; qu’une seule méthode – le bolchevisme. […] L’application monotone d’une formule découverte une fois pour toutes évoluant dans un cercle égocentrique où n’entraient en considération ni l’époque ni les circonstances, ni les niveaux de développement, ni les réalités culturelles, ni les idées, ni les hommes. Avec Lénine, c’était l’avènement du machinisme en politique : il était le « technicien », « l’inventeur » de la révolution. […] Toutes les caractéristiques fondamentales du fascisme existaient dans sa doctrine, sa stratégie, sa « planification sociale » et son art de manier les hommes. […] Il ignorait les conditions requises pour la libération des ouvriers. […] Il n’était pas préoccupé par la fausse conscience des masses ni par leur auto-aliénation en tant qu’êtres humains. Le problème, pour lui, se ramenait à un problème de pouvoir. »
Le bolchevisme, en tant que politique militante de pouvoir, ne diffère pas des formes bourgeoises traditionnelles de domination. Le gouvernement sert d’exemple essentiel d’organisation. Le bolchevisme est une dictature, une doctrine nationaliste, un système autoritaire avec une structure sociale capitaliste. La planification a trait à des questions techniques organisationnelles, non à des questions socio-économiques. Il n’est révolutionnaire qu’à l’intérieur de la charpente du développement capitaliste, établissant non le socialisme, mais le capitalisme d’État. Il représente l’étape actuelle du capitalisme, et non pas le premier pas vers une société nouvelle.
Les soviets russes et les conseils d’ouvriers et de soldats allemands représentaient l’élément prolétarien dans les deux révolutions russe et allemande. Dans les deux pays, les mouvements furent réprimés par des moyens militaires et judiciaires. Ce qui restait des soviets russes après la solide fortification de la dictature du parti bolchevique, ce fut simplement la version russe de ce que serait le front du travail nazi. En Allemagne, le mouvement légalisé des conseils se changea en appendice des syndicats et bientôt en instrument du gouvernement capitaliste. Même les conseils formés spontanément en 1918 étaient en majorité bien loin d’être révolutionnaires. Leur forme d’organisation, basée sur des besoins de classe et non sur des intérêts particuliers résultant de la division capitaliste du travail, était tout ce qu’il y avait en eux de radical. Mais quelles que soient leurs défaillances, il faut dire qu’il n’y avait pas autre chose sur quoi baser les espoirs révolutionnaires. Quoiqu’ils se soient fréquemment tournés vers la gauche, on espérait toutefois que les besoins objectifs de ce mouvement le mettraient inévitablement en conflit avec les pouvoirs traditionnels. Cette forme d’organisation devait être préservée dans son caractère original et développée pour préparer les luttes à venir.
Se plaçant sur le terrain de la continuation de la révolution allemande, l’ultra-gauche fut engagée dans un combat à mort contre les syndicats et contre les partis parlementaires existants, en un mot contre toutes les formes d’opportunisme et de compromis. Se plaçant sur le terrain de la coexistence probable côte à côte avec les puissances capitalistes, les bolcheviks russes ne pouvaient pas envisager une politique sans compromis. Les arguments de Lénine pour la défense de la position bolchevique au sujet des syndicats, du parlementarisme et de l’opportunisme en général érigeraient les besoins particuliers du bolchevisme en faux principes révolutionnaires. Cependant, cela ne faisait pas voir le caractère illogique des arguments bolcheviques, car aussi illogiques que fussent ces arguments d’un point de vue révolutionnaire, ils découlaient logiquement du rôle particulier des bolcheviks dans les limites de l’émancipation capitaliste russe et de la politique bolchevique internationale qui soutenait les intérêts nationaux de la Russie.
Que les principes de Lénine fussent faux d’un point de vue prolétarien, à la fois en Russie et en Europe occidentale, Otto Rühle le démontra dans diverses brochures et dans de nombreux articles parus dans la presse de l’Union Générale du Travail, et dans la revue de gauche de Franz Pfemfert, Die Aktion. Il expliqua la fourberie opportune impliquée dans l’apparence logique donnée à ces principes, fourberie qui consistait à donner comme exemple une expérience spéciale, à une période donnée, dans des circonstances particulières, pour en tirer des conclusions à appliquer immédiatement et en général. Parce que les syndicats avaient eu une certaine valeur à un moment donné, parce qu’à un moment donné le parlement avait servi les besoins de la propagande révolutionnaire, parce que, occasionnellement, l’opportunisme avait eu pour résultat certains bénéfices pour les ouvriers, ils restaient pour Lénine les moyens les plus importants de la politique prolétarienne en tout temps et en toutes circonstances. Et comme si tout cela ne devait pas convaincre l’adversaire, Lénine arrivait à mettre en évidence que les ouvriers adhéraient à ces vues politiques et à ces organisations, qu’elles soient bonnes ou non. Toutefois c’était un fait que les ouvriers y adhéraient et que les révolutionnaires doivent toujours être là où sont les masses.
Cette stratégie découlait de la façon capitaliste de Lénine d’aborder la politique. Il ne parut jamais lui venir à l’esprit que les masses étaient également dans les usines et que les organisations révolutionnaires d’usine ne pouvaient pas perdre contact avec les masses, même si elles essayaient. Il ne semblait jamais lui venir à l’esprit qu’avec la même logique qui servait à maintenir les révolutionnaires dans les organisations réactionnaires, il pouvait réclamer leur présence à l’église, dans les organisations fascistes, et partout où pouvaient se trouver les masses. Cette dernière attitude, il l’aurait certainement envisagée si le besoin était apparu de s’unifier avec les forces de la réaction comme cela arriva plus tard, sous le régime staliniste.
Il paraissait clair à Lénine que les organisations de conseils étaient les moins adaptées aux buts du bolchevisme. Non seulement il n’y avait qu’une petite place dans ces organisations d’usine pour les révolutionnaires professionnels, mais, de plus, l’expérience russe avait montré combien il était difficile de contrôler un mouvement de soviets. En tout cas, les bolcheviks n’avaient pas l’intention d’attendre l’occasion favorable à une intervention révolutionnaire dans le processus politique, ils étaient activement engagés dans la politique quotidienne et intéressés aux résultats immédiats en leur faveur. Pour influencer le mouvement ouvrier occidental avec l’intention d’en prendre finalement le contrôle, il était de loin plus facile pour eux d’y entrer et de s’entendre avec les organisations existantes. Dans les luttes de rivalité engagées entre ces organisations et en leur sein, ils voyaient une chance de gagner rapidement un point d’appui. Bâtir des organisations entièrement nouvelles, s’opposer à toutes celles qui existaient, ç’aurait été une tentative qui ne pouvait avoir que des résultats tardifs si elle en avait. Au pouvoir en Russie, les bolcheviks ne pouvaient plus se permettre une politique à long terme ; pour maintenir leur pouvoir, ils devaient suivre toutes les avenues politiques, pas seulement les avenues révolutionnaires. Il faut bien dire cependant que, en dehors de la nécessité où ils étaient d’agir ainsi, les bolcheviks étaient plus que volontaires pour prendre part aux nombreux jeux politiques qui accompagnent le processus d’exploitation capitaliste. Pour être capables d’y prendre part, ils avaient besoin des syndicats, des parlements, des partis et aussi des soutiens capitalistes qui faisaient de l’opportunisme à la fois une nécessité et un plaisir.
Il n’est plus nécessaire de mettre en évidence les nombreux « méfaits » du bolchevisme en Allemagne et dans le monde en général. Dans la théorie et dans la pratique, le régime staliniste s’affirma lui-même en tant que puissance capitaliste et impérialiste, s’opposant non seulement à la révolution prolétarienne, mais également aux réformes fascistes du capitalisme. Et il favorisa en fait le maintien de la démocratie bourgeoise pour utiliser plus pleinement sa propre structure fasciste. De même que l’Allemagne avait très peu d’intérêts à étendre le fascisme au-delà de ses frontières et de celles de ses alliés puisqu’elle n’avait pas l’intention de renforcer ses rivaux impérialistes, de même la Russie s’intéresse à sauvegarder la démocratie partout sauf sur son propre territoire. Son amitié avec la démocratie bourgeoise est une véritable amitié ; le fascisme n’est pas un article d’exportation, car il cesse d’être un avantage dès qu’il est généralisé. En dépit du pacte Staline-Hitler, il n’y a pas de plus grands « anti-fascistes » que les bolcheviks, pour le bien de leur propre fascisme indigène. Ce n’est qu’aussi loin que s’étendra leur impérialisme, s’il s’étend, qu’ils se rendront coupables de soutenir consciemment la tendance fasciste générale.
Cette tendance fasciste générale n’a pas sa souche dans le bolchevisme mais le comprend en elle. Elle a sa souche dans les lois particulières de développement de l’économie capitaliste. Si la Russie devient en fin de compte un membre « décent » de la famille capitaliste des nations, les « indécences » de sa jeunesse fasciste seront à tort prises pour un passé révolutionnaire. L’opposition au stalinisme, à moins qu’elle ne comporte l’opposition au léninisme et au bolchevisme de 1917, n’est pas une opposition mais tout au plus une querelle entre rivaux politiques. Aussi longtemps que le mythe du bolchevisme est défendu en opposition à la réalité staliniste, l’œuvre de Rühle, pour montrer que le stalinisme d’aujourd’hui est simplement le léninisme d’hier, garde une valeur d’actualité, d’autant plus qu’il peut y avoir des tentatives de réanimer le passé bolchevique dans les soulèvements sociaux de l’avenir.
L’histoire entière du bolchevisme pouvait être prévue par Rühle et le mouvement d’ultra-gauche au travers de leur reconnaissance précoce du contenu réel du vieux mouvement social-démocrate. Après 1920 toutes les activités du bolchevisme ne pouvaient que nuire aux ouvriers du monde. Aucune action commune avec ces différentes organisations n’était plus possible et aucune ne fut tentée.
En commun avec les groupes d’ultra-gauche de Dresde, Francfort-sur-le-Main et d’autres endroits, Otto Rühle fit un pas au-delà de l’anti-bolchevisme du KAPD et de ses adhérents à l’AAUD. Il pensait que l’histoire des partis sociaux-démocrates et les pratiques du parti bolchevique prouvaient suffisamment qu’il était sans effet d’essayer de remplacer les partis réactionnaires par des partis révolutionnaires, que la forme de l’organisation en parti elle-même était devenue inutile et même dangereuse. Dès 1920, il proclame que la révolution n’est pas une affaire de parti et exige la destruction de tous les partis en faveur d’un mouvement de conseils. Travaillant surtout dans l’AAUD, il fit de l’agitation contre l’existence d’un parti politique en tant que tel jusqu’à ce que cette organisation se scinde en deux. Une section (Union Générale du Travailleurs d’Allemagne unitaire, AAUD-E) partageait les vues de Rühle, l’autre subsista comme organisation économique du Parti Communiste. L’organisation représentée par Rühle pencha vers le syndicalisme et les mouvements anarchistes, sans renoncer cependant à sa vision du monde marxienne. L’autre se considérait comme l’héritière de tout ce qu’il y avait eu de révolutionnaire dans le mouvement marxiste du passé. Elle essaya de mettre sur pied une quatrième Internationale mais ne réussit qu’à réaliser une coopération plus étroite avec des groupes similaires d’un petit nombre de pays européens.
Selon l’opinion de Rühle, une révolution prolétarienne n’était possible qu’avec la participation consciente et active de larges masses prolétariennes. Ceci présupposait une forme d’organisation qui ne pourrait être gouvernée d’en haut, mais serait déterminée par la volonté de ses membres. L’organisation d’usine et la structure de l’AAUD préviendraient, pensait-il, un divorce entre les intérêts d’organisation et les intérêts de classe ; cela préviendrait la naissance d’une puissante bureaucratie servie par l’organisation au lieu de la servir. Cela préparait en fin de compte les ouvriers à s’emparer des industries et à les gérer en accord avec leurs propres besoins et ainsi préviendrait-on l’érection d’un nouvel état d’exploitation.
Le Parti Ouvrier Communiste se rallia à ces idées générales et ses organisations d’usine étaient de celles qui étaient d’accord avec Rühle. Mais le parti maintenait qu’à ce niveau de développement, l’organisation d’usine à elle seule ne pouvait garantir une politique révolutionnaire clairement délimitée. Toutes sortes de gens voudraient entrer dans ces organisations ; il n’y aurait aucune méthode de sélection convenable, et des ouvriers sans culture politique détermineraient le caractère des organisations qui ainsi ne seraient pas capables de se mettre au niveau des exigences révolutionnaires du jour. Ce point fut démontré par le caractère relativement arriéré du mouvement des Conseils de 1918. Le KAPD soutenait que les révolutionnaires formés au marxisme et à la conscience de classe, bien qu’appartenant à des organisations d’usine, devraient être en même temps réunis dans un parti séparé pour sauvegarder et développer la théorie révolutionnaire et, pour ainsi dire, surveiller les organisations d’usine pour les empêcher de sortir du droit chemin.
Le KAPD vit dans la position de Rühle une espèce de déception cherchant refuge dans une nouvelle forme d’utopisme. Il soutint que Rühle généralisait simplement l’expérience des vieux partis et il insista sur le fait que le caractère révolutionnaire de l’organisation du KAPD était le résultat de sa propre force de parti. Il rejetait les principes centralistes de Lénine, mais il insistait pour garder le parti restreint afin qu’il soit affranchi de tout opportunisme.
Il y avait d’autres arguments pour soutenir l’idée d’un parti. Certains se référaient à des problèmes internationaux, d’autres se rapportaient à des questions d’illégalité, mais tous ces arguments ne réussirent pas à convaincre Rühle et ses partisans. Ils voyaient dans le parti la perpétuation du principe des chefs et des masses, la contradiction entre le parti et la classe, et craignaient une reproduction du bolchevisme dans la gauche allemande.
Aucun des deux groupes ne put vérifier sa théorie. L’histoire les dépassa tous les deux. Ils argumentaient dans le vide. Ni le KAPD, ni les deux Unions Ouvrières Générales des Travailleurs ne dépassèrent leur condition de sectes d’ultra-gauche4. Leurs problèmes internes devinrent tout à fait artificiels, car il n’y avait pas en fait de différence entre le KAPD et l’AAUD. Malgré leurs théories, les partisans de Rühle n’exercèrent pas leurs fonctions dans les usines. Les deux unions s’abandonnèrent aux mêmes activités. À partir de là, toutes leurs divergences théoriques n’eurent aucun sens pratique.
Ces organisations, débris des tentatives prolétariennes de jouer un rôle dans les événements de 1918, essayèrent d’appliquer leurs expériences au sein d’un développement qui s’orientait de façon conséquente dans le sens opposé à celui où ces expériences avaient pris naissance réellement. Le KPD seul, en vertu du contrôle russe exercé sur lui, put grandir au sein de cette tendance vers le fascisme. Mais parce qu’il représentait le fascisme russe, non le fascisme allemand, lui aussi dut succomber devant le mouvement nazi naissant qui, ayant reconnu et accepté les tendances capitalistes dominantes, hérita finalement du vieux mouvement ouvrier allemand dans sa totalité.
Après 1923, le mouvement d’ultra-gauche cessa d’être un facteur politique sérieux dans le mouvement ouvrier allemand. Sa dernière tentative pour forcer le cours de l’histoire dans son sens fut sa brève phase d’activité sous la conduite populaire de Max Hoelz, en mars 1921. Les militants les plus actifs contraints à l’illégalité introduisirent des méthodes de conspiration et d’expropriation dans le mouvement, hâtant par là sa désintégration. Bien qu’organisationnellement les groupes d’ultra-gauche aient continué à exister jusqu’au début de la dictature hitlérienne, leur activité fut réduite à celle de clubs de discussion essayant de comprendre leurs propres échecs et ceux de la révolution allemande.
Le déclin du mouvement d’ultra-gauche, les changements en Russie et dans la composition des partis bolcheviques, la montée du fascisme en Italie et en Allemagne restaura les rapports d’autrefois entre l’économie et la politique qui avaient été troublés pendant et un peu après la première guerre mondiale. Dans le monde entier, le capitalisme était suffisamment stabilisé pour déterminer l’orientation politique générale. Le fascisme et le bolchevisme, produits des conditions de crise, furent, comme la crise elle-même, les moyens d’une nouvelle prospérité, d’une nouvelle expansion du capital et de la reprise des luttes impérialistes de concurrence. Mais tout comme n’importe quelle grande crise paraît être la crise finale à ceux qui souffrent le plus, de même les transformations politiques qui accompagnèrent celle-ci apparurent comme des expressions du fiasco du capitalisme. Mais l’immense décalage entre l’apparence et la réalité transforme tôt ou tard un optimisme exagéré en un pessimisme exagéré au sujet des possibilités révolutionnaires. Alors deux voies restent ainsi ouvertes pour le révolutionnaire : il peut capituler devant les processus politiques prédominants, ou il peut se retirer dans une vie contemplative et attendre le retournement des événements.
Jusqu’à l’écroulement final du mouvement ouvrier allemand, la retraite de l’ultra-gauche parut être un retour au travail théorique. Les organisations existaient sous forme de publications hebdomadaires et mensuelles, brochures et livres. Les publications protégeaient les organisations, les organisations protégeaient les publications. Tandis que les organisations de masses servaient de petites minorités capitalistes, la masse des ouvriers était représentée par quelques individus. Les contradictions entre les théories de l’ultra-gauche et la situation existante devinrent insupportables. Plus on pensait en termes de collectivité, plus isolé on devenait. Le capitalisme sous sa forme fasciste paraissait le seul collectivisme réel ; l’anti-fascisme, comme un retour à un individualisme bourgeois primitif. La médiocrité de l’homme dans le capitalisme, et par conséquent du révolutionnaire placé dans les conditions du capitalisme, devint douloureusement évidente dans les petites organisations stagnantes. De plus en plus de gens, partant des prémices que les « conditions objectives » de la révolution étaient mûres, expliquaient l’absence de révolution au moyen de « facteurs subjectifs » tels que le manque de conscience de classe et le manque de compréhension et de caractère de la part des ouvriers. Ces carences elles-mêmes, cependant, devaient à leur tour s’expliquer par des « conditions objectives », car les défaillances du prolétariat étaient sans aucun doute la conséquence de sa position spéciale au sein des rapports sociaux du capitalisme. La nécessité de restreindre l’activité révolutionnaire au travail d’éducation devint une vertu. Développer la conscience de classe des ouvriers fut considéré comme la plus essentielle de toutes les tâches révolutionnaires. Mais la vieille croyance sociale-démocrate que « savoir c’est pouvoir » n’était plus convaincante, car il n’y a pas de connexion directe entre le savoir et son application.
L’échec du capitalisme du laisser-faire et la direction centraliste croissante de masses toujours plus larges à travers la production capitaliste et la guerre accrurent l’intérêt intellectuel pour les domaines de la psychologie et de la sociologie, négligés auparavant. Ces branches de la science bourgeoise servirent à expliquer le désarroi de cette partie de la bourgeoisie exclue du jeu par des rivaux plus puissants et de cette partie de la petite bourgeoisie réduite au niveau d’existence du prolétariat pendant la dépression. À ses premières étapes, le processus capitaliste de concentration de la richesse et du pouvoir s’était accompagné de la croissance absolue des couches bourgeoises de la société. Après la guerre, la situation changea, la dépression européenne frappa à la fois la bourgeoisie et le prolétariat et détruisit de façon générale la confiance dans le système et les individus eux-mêmes. La psychologie et la sociologie, cependant, ne furent pas seulement l’expression du désarroi et de l’insécurité de la bourgeoisie, mais elles servirent simultanément le besoin d’une détermination plus directe du comportement des masses et du contrôle idéologique que cela n’avait été nécessaire dans les conditions d’une centralisation moindre. Ceux qui avaient perdu le pouvoir dans les luttes politiques qui accompagnèrent la concentration du capital aussi bien que ceux qui gagnèrent le pouvoir proposèrent une explication psychologique et sociologique de leurs échecs ou de leurs succès. Ce qui était pour l’un le « viol des masses » était pour l’autre une vue nouvellement acquise – qu’il fallait systématiquement incorporer à la science de l’exploitation et du gouvernement – au sujet de la nature intime des processus sociaux.
Dans la division capitaliste du travail, le maintien et l’extension des idéologies dominantes est la besogne des couches intellectuelles de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Cette division du travail est naturellement déterminée par les conditions de classe existantes, plus que par les besoins de production de la société complexe. Ce que nous savons, nous le savons au moyen d’une production capitaliste de la connaissance. Mais comme il n’y en a pas d’autre, la façon prolétarienne d’aborder tout ce qui est produit par la science et la pseudo-science bourgeoises, doit toujours être critique. Faire servir cette connaissance à d’autres buts que les buts capitalistes revient à la nettoyer de tous ses éléments en rapport avec la structure de classe capitaliste. Il serait aussi faux qu’impossible de rejeter en gros tout ce qui est produit par la science bourgeoise. Cependant on ne peut l’aborder qu’avec scepticisme. La critique prolétarienne – compte tenu de nouveau de la division capitaliste du travail – est tout à fait limitée. Elle n’a de réelle importance que sur les points où la science bourgeoise traite des rapports sociaux. Sur ces points, ses théories peuvent être vérifiées dans leur validité et leur signification pour les différentes classes et pour la société dans son ensemble. C’est là qu’apparaît, avec la vogue de la psychologie et de la sociologie, le besoin d’examiner les nouvelles découvertes dans ces domaines du point de vue critique des classes opprimées.
Il était inévitable que la vogue de la psychologie pénètre dans le mouvement ouvrier. Mais la ruine complète de ce mouvement se révéla une fois de plus dans ses tentatives d’utiliser les nouvelles théories de la psychologie et de la sociologie bourgeoises pour un examen critique de ses propres théories au lieu d’utiliser la théorie marxiste pour critiquer la nouvelle pseudo-science bourgeoise. Derrière cette attitude se cachait une méfiance croissante à l’égard du marxisme due aux échecs des révolutions allemande et russe. Derrière ce fait aussi, il y avait l’incapacité de dépasser Marx dans un sens marxiste ; incapacité clairement mise en lumière par le fait que tout ce qui paraissait nouveau dans la sociologie bourgeoise était emprunté à Marx en premier lieu. Malheureusement, de notre point de vue, Otto Rühle fut l’un des premiers à revêtir les idées les plus populaires de Marx du nouveau langage de la psychologie et de la sociologie bourgeoises. Dans ses mains, la conception matérialiste de l’histoire devint alors de la « sociologie », pour autant qu’elle se rapportât à la société ; de la « psychologie », pour autant qu’elle se rapportât à l’individu. Les principes de cette théorie devaient servir à la fois à l’analyse de la société et à l’analyse des complexités psychologiques des individus de la société. Dans sa biographie de Marx5, Rühle applique sa nouvelle conception psychosociologique du marxisme, qui ne pouvait que soutenir la tendance à incorporer un marxisme édulcoré dans l’idéologie capitaliste. Cette sorte de « matérialisme historique », qui cherchait les raisons des « complexes d’infériorité et de supériorité » dans les domaines sans fin de la biologie, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’économie et ainsi de suite, afin de découvrir une espèce d’« équilibre des forces des complexes au moyen de compensations » qui put être considérée comme l’adaptation correcte entre l’individu et la société, n’était pas capable de servir aux besoins pratiques des ouvriers, et ne pouvait pas non plus aider à leur éducation. Cette partie de l’activité de Rühle, qu’on l’apprécie ou non, avait peu de rapports, si elle en avait, avec les problèmes qui assaillaient le prolétariat allemand. Il n’est de ce fait pas nécessaire de traiter ici de l’œuvre psychologique de Rühle. Nous en faisons mention, néanmoins, pour la raison double qu’elle peut servir d’exemple supplémentaire du désespoir général du révolutionnaire dans la période de contre-révolution et que c’est une manifestation de plus de la sincérité de ce révolutionnaire, Rühle, dans les conditions mêmes du désespoir. Car, dans cette phase de son activité littéraire, comme dans toutes les autres touchant aux questions pédagogico-psychologiques, historico-culturelles ou économico-politiques, il s’élève aussi contre les conditions inhumaines du capitalisme, contre les nouvelles formes possibles d’esclavage physique et mental, pour une société qui convienne à une humanité libre.
Le triomphe du fascisme allemand termina la longue période de découragement révolutionnaire, de désillusion, de désespoir. Tout redevint alors très clair ; l’avenir immédiat se profilait dans toute sa brutalité. Le mouvement ouvrier prouva pour la dernière fois que la critique que les révolutionnaires avaient dirigée contre lui était plus que justifiée. Le combat de l’ultra-gauche contre le mouvement ouvrier officiel montra qu’il avait été la seule lutte conséquente contre le capitalisme qui ait été engagée aussi loin.
Le triomphe du fascisme allemand, qui n’était pas un phénomène isolé mais était en étroite liaison avec le développement antérieur de la totalité du monde capitaliste, ne causa pas l’engagement d’un nouveau conflit mondial des puissances impérialistes mais n’en fut qu’un simple auxiliaire. Les jours de 1914 étaient revenus. Mais pas pour l’Allemagne. Les chefs ouvriers allemands étaient privés de « l’émouvante épreuve » de se déclarer une fois de plus les enfants les plus authentiques de la patrie. Organiser la guerre signifiait instituer le totalitarisme et revenait à éliminer beaucoup d’intérêts particuliers. Dans les conditions de la République de Weimar et à l’intérieur de la charpente de l’impérialisme mondial, cela n’était possible que par la voie des luttes intérieures. La « résistance » du mouvement ouvrier allemand au fascisme, mitigée en premier lieu, ne doit pas toutefois être prise pour une résistance à la guerre. Dans le cas de la social-démocratie et des syndicats, il n’y avait pas de résistance mais simplement une abdication accompagnée de protestations verbales pour sauver la face. Et même cela ne vint que dans le sillage du refus d’Hitler d’incorporer ces institutions, dans leur forme traditionnelle et avec leurs chefs « expérimentés », dans l’ordre des choses fasciste. La « résistance » de la part du KPD ne fut pas non plus une résistance à la guerre et au fascisme comme tels, mais seulement dans la mesure où ils étaient dirigés contre la Russie. Si les organisations ouvrières en Allemagne furent empêchées de prendre parti pour leur bourgeoisie, dans toutes les autres nations elles le firent sans discussion et sans lutte.
Une seconde fois dans sa vie, l’exilé Otto Rühle eut à décider quel parti prendre dans le nouveau conflit mondial. Cette fois, cela paraissait dans une certaine mesure plus difficile, parce que le totalitarisme cohérent d’Hitler se proposait de prévenir une répétition des temps d’indécision du libéralisme pendant la dernière guerre mondiale. Cette situation permit à la seconde guerre mondiale de se déguiser en une lutte entre la démocratie et le fascisme et procura aux socialistes chauvins de meilleures excuses. Les chefs ouvriers exilés purent signaler les différences politiques entre ces deux formes de systèmes capitalistes bien qu’ils fussent incapables de nier la nature capitaliste de leur nouvelle patrie. La théorie du moindre mal servit à rendre plausible la raison pour laquelle on devait défendre les démocraties contre l’expansion plus large du fascisme. Rühle, cependant, maintint son opposition de 1914. Pour lui, « l’ennemi était encore chez soi », dans les démocraties comme dans les États fascistes ; le prolétariat ne pouvait, ou plutôt ne devait, prendre parti pour aucun d’eux, mais s’opposer aux deux avec une ardeur égale. Rühle fit ressortir que tous les arguments politiques, idéologiques, raciaux et psychologiques proposés pour la défense d’une position favorable à la guerre ne pouvaient pas cacher réellement les motifs capitalistes de la guerre : la lutte pour le profit entre les rivaux capitalistes. Dans des lettres et dans des articles, il rappela toutes les conséquences induites par les lois du développement capitaliste, telles qu’elles ont été établies par Marx, pour combattre le non-sens de l’« anti-fascisme » populaire qui ne pouvait que hâter le processus de « fascisation » du capitalisme mondial.
Pour Rühle, fascisme et capitalisme d’État n’étaient pas des inventions de politiciens corrompus, mais la conséquence du processus capitaliste de la concentration et de la centralisation au travers desquelles se manifeste l’accumulation du capital. Le rapport de classe dans la production capitaliste est assailli par maintes contradictions insolubles. Rühle vit que la principale contradiction résidait dans le fait que l’accumulation capitaliste signifie aussi une tendance à la baisse du taux du profit. Cette tendance ne peut être combattue que par une accumulation plus rapide du capital, qui implique une augmentation de l’exploitation. Mais en dépit du fait que l’exploitation augmente en rapport avec le taux d’accumulation nécessaire pour éviter les crises et les dépressions, les profits continuent à présenter une tendance à la baisse. Pendant les dépressions, le Capital se réorganise pour permettre une nouvelle période d’expansion du Capital. Si nationalement la crise implique la destruction du capital le plus faible et la concentration du capital par les moyens ordinaires des affaires, internationalement, cette réorganisation exige finalement la guerre. Cela signifie la destruction des nations capitalistes les plus faibles en faveur des impérialismes victorieux pour opérer une nouvelle expansion du capital et sa concentration et sa centralisation plus poussée. Chaque crise capitaliste – à ce niveau de l’accumulation du capital – englobe le monde ; de la même façon, chaque guerre est immédiatement d’une envergure mondiale. Ce ne sont pas des nations particulières mais la totalité du mouvement capitaliste qui est responsable de la guerre et de la crise. C’est lui, comme l’a vu Rühle, qui est l’ennemi, et il est partout.
Assurément, Rühle ne doutait pas que le totalitarisme était pire pour les ouvriers que la démocratie bourgeoise. Il avait lutté contre le totalitarisme russe depuis son commencement. Il luttait contre le fascisme allemand, mais il ne pouvait pas lutter au nom de la démocratie bourgeoise, parce qu’il savait que les lois particulières de développement de la production capitaliste transformeraient tôt ou tard la démocratie bourgeoise en fascisme et en capitalisme d’État. Combattre le totalitarisme revenait à s’opposer au capitalisme sous toutes ses formes. Le capitalisme privé, a-t-il écrit, et avec lui la démocratie qui est en train d’essayer de le sauver, sont désuets et suivent le chemin de toutes les choses mortelles. Le capitalisme d’État, et avec lui le fascisme qui lui prépare la voie, sont en train de grandir et de s’emparer du pouvoir. Le vieux a disparu pour toujours et aucun exorcisme n’agit contre le nouveau. Quelle que soit l’âpreté des tentatives que nous puissions faire pour ressusciter la démocratie, tous les efforts seront sans effet. Tous les espoirs d’une victoire de la démocratie sur le fascisme sont des illusions grossières, toute croyance dans le retour de la démocratie comme forme de gouvernement capitaliste n’a que la valeur d’une trahison adroite et d’une lâche auto-duperie. C’est le malheur du prolétariat que ses organisations périmées basées sur une tactique opportuniste le mettent hors d’état de se défendre contre l’assaut du fascisme. Il a ainsi perdu sa propre position politique dans le corps politique. Il a cessé aujourd’hui d’être un facteur qui fait l’histoire. Il a été balayé sur le tas de fumier de l’histoire et pourrira aussi bien dans le camp de la démocratie que dans celui du fascisme, car la démocratie d’aujourd’hui sera le fascisme de demain.
Quoique Rühle fît face à la deuxième guerre mondiale de façon aussi intransigeante qu’il avait fait face à la première, son attitude à l’égard du mouvement ouvrier fut différente de celle de 1914. Cette fois, il ne pouvait s’empêcher d’être certain qu’aucune espérance pour le soulèvement final du prolétariat et sa délivrance historique ne pouvait naître des misérables débris du vieux mouvement ouvrier dans les nations encore démocratiques. Encore moins l’espoir pouvait-il naître des fragments minables de ces traditions de parti qui s’étaient dispersés et éparpillés avec l’émigration mondiale, ni des notions stéréotypées des révolutions passées, indépendamment du fait que l’on croie aux bienfaits de la violence ou à une transition pacifique. Il ne regardait cependant pas l’avenir sans espoir. Il était sûr que de nouvelles forces et de nouvelles impulsions animeraient les masses et les contraindraient à faire leur propre histoire.
Les raisons de cette confiance étaient les mêmes que celles qui convainquirent Rühle du caractère inévitable du développement du capitalisme vers le fascisme et le capitalisme d’État. Elles se basaient sur les contradictions insolubles inhérentes au système capitaliste de production. Tout comme la réorganisation du capital pendant la crise est en même temps la préparation de crises plus profondes, de même la guerre ne peut engendrer que des guerres plus larges et plus dévastatrices. L’anarchie capitaliste ne peut devenir que plus chaotique, sans égard à toutes les tentatives de ses défenseurs pour mettre de l’ordre en son sein. Des parties toujours plus grandes du monde capitaliste seront détruites, de sorte que les groupes capitalistes les plus forts poursuivent l’accumulation. La misère des masses mondiales ira en augmentant jusqu’à ce que soit atteint un point de rupture. Et alors, des soulèvements sociaux détruiront le système meurtrier de la production capitaliste.
Rühle était aussi peu capable que tout autre à ce moment-là de déterminer par quels moyens spécifiques le fascisme serait vaincu. Mais il était certain que les mécanismes et la dynamique de la révolution subiraient des changements fondamentaux. Dans l’auto-expropriation et la prolétarisation de la bourgeoisie par la seconde guerre mondiale, dans le dépassement du nationalisme par la destruction des petits États, dans la politique mondiale de capitalisme d’État basée sur les fédérations d’États, il ne voyait pas seulement le côté immédiatement négatif, mais il voyait aussi les aspects positifs : la fourniture de nouveaux points de départ pour l’action anti-capitaliste. Jusqu’au jour de sa mort, il fut certain que la conception de classe était destinée à s’étendre jusqu’à ce qu’elle alimente un intérêt majoritaire en faveur du socialisme. Il regardait la lutte de classe comme devant se transformer d’une catégorie idéologique abstraite en une catégorie économique pratique positive. Et il envisageait l’élection de conseils d’usine dans le développement de la démocratie ouvrière comme une réaction à la terreur bureaucratique. Pour lui, le mouvement ouvrier n’était pas mort, mais était à naître dans les luttes sociales de l’avenir.
Si Rühle, finalement, n’avait rien de plus à offrir que « l’espoir » que l’avenir résoudrait les problèmes que le vieux mouvement ouvrier n’avait pas réussi à résoudre, cet espoir ne sortait pas de la foi, mais de la connaissance, connaissance qui consistait à reconnaître les tendances sociales réelles. Cet espoir n’était pas accompagné d’un mode d’emploi précisant la façon d’accomplir la transformation sociale nécessaire. Il exigeait toutefois la rupture avec les activités sans effet et les organisations sans espoir. Il exigeait la reconnaissance des raisons qui ont conduit à la désintégration du vieux mouvement ouvrier et la recherche des éléments qui marquent les limites des systèmes totalitaires dominants. Il exigeait une distinction affinée entre l’idéologie et la réalité, afin de découvrir dans cette dernière les acteurs qui échappent à la direction des organisations totalitaires. Ce qu’il faut pour transformer la société ne peut se découvrir qu’au travers d’une telle analyse. Mais l’équilibre de la société est fragile, et particulièrement sensible actuellement. Les plus puissantes contraintes sur les hommes sont véritablement faibles quand on les compare aux formidables contradictions qui déchirent le monde d’aujourd’hui. Otto Rühle avait raison d’indiquer que les activités qui feraient pencher le plateau de la balance sociale en faveur du socialisme ne seraient pas découvertes au moyen de méthodes liées aux activités antérieures et aux organisations traditionnelles. Elles doivent être initiées au sein de rapports sociaux changeants qui sont encore déterminés par la contradiction entre les rapports capitalistes de production et la direction dans laquelle les forces productives de la société sont en mouvement. Découvrir ces rapports, c’est-à-dire reconnaître la révolution qui vient dans les réalités d’aujourd’hui, sera la tâche de ceux qui continuent à avancer dans l’esprit d’Otto Rühle.
1. Le texte de Paul Mattick : Otto Rühle and the German Labour Movement
a vraisemblablement été écrit en 1945, peu après la mort en 1943 d’Otto Rühle.
2. H. Gorter, Réponse à Lénine sur « La maladie infantile du communisme », Paris, éd. du Sandre, 1979
3. La Cinquième colonne désigne les partisans clandestins qu’un État ou une organisation compte au sein d’un autre État ou organisation.
4. Le KAPD, l’AAUD, l’AAUD-E ont compté respectivement 50 000, 200 000 et 60 000 membres.
5. O. Rühle, Karl Marx, vie et œuvres, 1928, Entremonde, à paraître.